En ce deuxi\u00e8me dimanche apr\u00e8s No\u00ebl nous c\u00e9l\u00e9brons la solennit\u00e9 de l\u2019\u00c9piphanie. En r\u00e9alit\u00e9, cette f\u00eate est fix\u00e9e au 6 janvier, mais la logique du profit a impos\u00e9 une r\u00e9duction des jours f\u00e9ri\u00e9s et en France, comme ailleurs, on a renonc\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00c9piphanie, au profit de l\u2019Ascension.<\/p>\n
L\u2019important, en fin de compte, n\u2019est pas la date de la f\u00eate, qui est arbitraire (peut-\u00eatre substitua-t-elle, dans les premiers si\u00e8cles du christianisme, en \u00c9gypte une f\u00eate pa\u00efenne en relation avec la crue du Nil et la naissance de quelque divinit\u00e9, et \u00e0 Rome une f\u00eate li\u00e9e aux Saturnales), mais ce qu\u2019on y c\u00e9l\u00e8bre. Seulement, l\u00e0 encore, il y a ambigu\u00eft\u00e9\u00a0: en Orient on y c\u00e9l\u00e8bre le bapt\u00eame de J\u00e9sus par Jean Baptiste ou, chez les Arm\u00e9niens, la naissance de J\u00e9sus\u00a0; en Occident en revanche, c\u2019est la \u201cF\u00eate des rois\u201d, mais de quels rois s\u2019agit-il\u00a0? On pense \u00e9videmment aux \u201ctrois rois mages\u201d, dont la tradition a m\u00eame transmis les noms, mais dont l\u2019\u00c9vangile n\u2019indique ni les noms, ni le nombre, ni le titre de \u201crois\u201d, se contentant de parler de \u201cmages\u201d, c\u2019est-\u00e0-dire de dignitaires de la religion zoroastrienne, religion de la Perse d\u2019alors. Rappelons que la Perse ne faisait pas partie de l\u2019Empire romain, raison pour laquelle elle \u00e9tait un peu comme le Kamtchatka de mon enfance, l\u2019au-del\u00e0 de toute limite g\u00e9ographique.<\/p>\n
Toutefois, si nous nous en tenons au texte, on y parle bien de rois\u00a0: non de trois, mais seulement de deux.<\/p>\n
L\u2019un est le \u201croi H\u00e9rode\u201d, le seigneur de la Jud\u00e9e, au service d\u2019Auguste, l\u2019empereur de Rome\u00a0: signe permanent que les Juifs sont sous domination, esclaves en quelque sorte, non en \u00c9gypte ou \u00e0 Babylone, comme jadis, mais sur leur propre terre. L\u2019autre est ce \u201croi des Juifs\u2026 qui vient de na\u00eetre\u201d\u00a0: un nouveau-n\u00e9 d\u2019obscures origines.<\/p>\n
En cette f\u00eate se font donc face, par l\u2019entremise de ces messagers pa\u00efens que sont les mages, deux rois. Confrontation parfaitement in\u00e9gale, puisque l\u2019un a tous les pouvoirs \u2013 mais pouvoirs de destruction comme le montrera sa d\u00e9cision de proc\u00e9der au massacre de tous les enfants de Bethl\u00e9em de moins de deux ans \u2013 tandis que l\u2019autre n\u2019est qu\u2019un nouveau-n\u00e9 \u201ccouch\u00e9 dans une mangeoire\u201d, comme le rappelle l\u2019\u00c9vangile selon Luc (Lc 2,12)\u00a0: un roi dans une mangeoire\u2026, mais rev\u00eatu, comme je l\u2019\u00e9crivais il y a quinze jours, de la puissance d\u00e9sarmante d\u2019un sourire d\u2019enfant.<\/p>\n
Avertis par leur science astronomique \u2013 pour ne pas dire astrologique \u2013 de la naissance du roi des Juifs, les mages s\u2019en vont et parviennent aux environs de J\u00e9rusalem\u00a0; leur science leur ayant momentan\u00e9ment fait faux bond, ils se fient \u00e0 la raison\u00a0: puisqu\u2019il s\u2019agit du roi des Juifs, c\u2019est \u00e9videmment au palais royal que nous le trouverons\u00a0! Mais l\u00e0, c\u2019est l\u2019ignorance totale, pire, l\u2019affolement et la panique\u00a0; le pouvoir royal serait-il en danger\u00a0? On convoque aussit\u00f4t tout ce que J\u00e9rusalem compte de sages. Et l\u00e0, on sait\u00a0! Bien s\u00fbr, c\u2019est \u00e0 Bethl\u00e9em que doit na\u00eetre le roi des Juifs, le Messie\u00a0: le proph\u00e8te Mich\u00e9e l\u2019a fait savoir depuis longtemps d\u00e9j\u00e0. \u00c0 J\u00e9rusalem donc, apr\u00e8s le trouble, il y a le savoir, la connaissance\u2026 mais personne ne bouge, ni le roi (qui, effray\u00e9, remue d\u00e9j\u00e0 bien d\u2019autres projets), ni les sages.<\/p>\n
Qu\u2019est-ce que cela signifie\u00a0? S\u2019agirait-il de nier la valeur de la sagesse religieuse au profit de cette sagesse humaine qui a conduit les mages (avec l\u2019aide momentan\u00e9e de la sagesse religieuse) \u00e0 l\u2019adoration du roi des Juifs\u00a0? Je ne crois pas. Matthieu enclenche plut\u00f4t ici un programme qui traversera tout son \u00e9vangile. Il s\u2019agit d\u2019une forte mise en garde adress\u00e9e aux d\u00e9tenteurs de la sagesse religieuse (pas seulement ceux d\u2019hier, mais aussi ceux d\u2019aujourd\u2019hui \u00e0 commencer par moi-m\u00eame qui pr\u00e9tends commenter l\u2019\u00c9criture). Dans l\u2019\u00e9vangile d\u2019aujourd\u2019hui, les savants ex\u00e9g\u00e8tes et commentateurs des \u00c9critures savent mais ne bougent pas. Au chapitre 4, le diable en personne s\u2019emparera de l\u2019\u00c9criture pour entamer une dispute ex\u00e9g\u00e9tique avec J\u00e9sus, mais pour le tenter et l\u2019inciter \u00e0 aller contre la volont\u00e9 de Dieu (Mt 4,10-11). Plus loin, J\u00e9sus se r\u00e9jouira de ce que le P\u00e8re a cach\u00e9 ces choses aux sages et aux intelligents, pour ne les r\u00e9v\u00e9ler qu\u2019aux tout-petits, priv\u00e9s de la parole (Mt 11,25). Au chapitre 23, J\u00e9sus prononcera un cantique fun\u00e8bre sur les scribes et les pharisiens qui disent mais ne font pas, et ce sont eux qui finiront par condamner le roi des Juifs (Mt 26,66), exactement comme le souhaitait H\u00e9rode au d\u00e9but de l\u2019\u00e9vangile. Pourquoi cette forte critique de la sagesse religieuse\u00a0?<\/p>\n
Parce qu\u2019elle est, plus que toute autre, menac\u00e9e de duplicit\u00e9 et d\u2019hypocrisie\u00a0: elle peut certes annoncer la v\u00e9rit\u00e9 de Dieu, ce que J\u00e9sus reconna\u00eet lui aussi quand il d\u00e9clare\u00a0: \u201cFaites et observez tout ce qu\u2019ils vous disent, mais ne vous r\u00e9glez pas sur leurs actes\u2026\u201d (Mt 23,3), mais elle peut aussi, avec les m\u00eames r\u00e9flexions, condamner \u00e0 mort une fois encore le roi des Juifs. Est-ce la condamnation de la sagesse religieuse\u00a0? Non\u00a0! Car Matthieu semble se compter lui aussi parmi ces scribes quand il d\u00e9clare\u00a0: \u201cTout scribe devenu disciple du r\u00e8gne des cieux est semblable \u00e0 un ma\u00eetre de maison qui tire de son tr\u00e9sor du neuf et du vieux\u201d (Mt 13,52).<\/p>\n
C\u2019est plut\u00f4t un s\u00e9rieux avertissement qui doit nous inviter \u00e0 agir comme les mages\u00a0: parvenus l\u00e0 o\u00f9 se trouvait le nouveau-n\u00e9, ils l\u2019ador\u00e8rent, puis, \u201couvrant leurs tr\u00e9sors, ils lui offrirent en pr\u00e9sent de l\u2019or, de l\u2019encens et de la myrrhe\u201d. Au-del\u00e0 du sens symbolique que peuvent assumer ces dons, ce qui importe, c\u2019est que les mages offrent leurs tr\u00e9sors. Matthieu nous rappelle ce qu\u2019est le tr\u00e9sor de tout \u00eatre humain\u00a0: \u201cO\u00f9 est ton tr\u00e9sor, dit J\u00e9sus, l\u00e0 sera aussi ton c\u0153ur\u201d (Mt 6,21).<\/p>\n
C\u2019est l\u00e0 que doit conduire toute sagesse, et particuli\u00e8rement la sagesse religieuse, si elle ne veut \u00eatre ni hypocrite ni arrogante\u00a0: au don de son propre tr\u00e9sor, c\u2019est-\u00e0-dire au don de soi au Christ qui devient alors notre propre vie et fait de nous des t\u00e9moins v\u00e9ridiques de son amour et de sa \u201cpuissance\u201d.<\/p>\n
C\u2019est aussi le souhait que je formule pour chacun de nous au d\u00e9but de cette nouvelle ann\u00e9e\u00a0: que nous sachions nous donner enti\u00e8rement au Seigneur, en sorte que nous puissions dire avec l\u2019ap\u00f4tre\u00a0: \u201cJe vis, mais ce n\u2019est plus moi, c\u2019est le Christ qui vit en moi\u201d (Gal 2,20).<\/p>\n
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