La table familiale est source de vie. Elle est en cela une invitation à l’action de grâce. Autour d’une table, nous recevons une nourriture essentielle à notre survie. Nous apprenons aussi à la partager dans une liturgie du quotidien d’une force symbolique qui nous dépasse. Des gestes et des paroles, des récits, bref, un art de vivre, nous inscrit dans un « parcours de culture[1]», un parcours de civilisation, presque malgré nous. C’est autour d’une nourriture préparée et partagée que nous apprenons les fondamentaux de notre vie d’Homme l’ouvrant à la transcendance en commençant simplement par dire merci.
La prière de bénédiction de la table -benedicite- s’inscrit dans cette sagesse. Elle a aujourd’hui déserté nombreux foyers chrétiens sans doute par perte de sens ou simplement de « savoir-faire ». Elle est pourtant l’expression spontanée d’une reconnaissance, d’une bienveillance : remercier pour ce que l’on reçoit de l’autre et des autres mais aussi conscience que chaque nourriture et chaque boisson sont toujours un don de Dieu qui crée la vie. C’est en ces termes que la Parole fut révélée aux fils d’Israël « Tu mangeras, tu te rassasieras en bénissant le Seigneur ton Dieu » (Dt 8,10).
La sagesse a dressé une table
L’intimité du Christ à notre humanité s’est manifestée d’abord autour d’un repas. Le cri émouvant de Pierre en atteste « Nous avons mangé avec lui et bu avec lui, même après sa résurrection d’entre les morts » (Ac 10,41). De repas en repas, la sagesse a dressé une table au milieu de nous et le Rabbi lui-même nous a enseignés l’art de la bénédiction de la table (Mc 6,41 ; 8,6-7 ; Lc 24,30 ; Jn 6,11). C’est au cœur d’un repas que le Christ a manifesté le Mystère de sa Pâques. La table eucharistique accroche ses fondations à la table familiale.
Le chapître XXIV du livre des bénédictions du rituel romain constitue un outil précieux pour une réappropriation de cette prière source.
La table commune : un défi pour aujourd’hui
Avant de prier autour d’une table, encore faut-il s’y réunir ? La perte du repas régulier en commun est un phénomène mondial. Dans la vie de nombreuses familles, le repas habituellement partagé, ne va plus de soi et devient un défi dans une société où règne l’individualisme. Se nourrir devient un acte individuel et la table une simple desserte où l’on vient prendre sa pitance pour la consommer seul. Cette solitude alimentaire fait le lit des troubles du comportement alimentaire en constance croissance et dont la pandémie d’obésité en est un des signes les plus visibles. Cette dérégulation de la table doit inciter les chrétiens à revisiter, à réhabiter ce lieu central dans leur vie d’Homme et de croyant. En situation de diaspora, l’hospitalité de la table des foyers chrétiens compris par analogie comme église domestique (LG 11) sera un lieu décisif pour la nouvelle évangélisation.
Celui qui bénit est béni par sa louange
La prière de bénédiction est une parole d’alliance (Gn 26,3), une parole qui « fait du bien », dans un double mouvement ascendant et descendant. Elle est perçue aujourd’hui le plus souvent d’abord dans sa dimension descendante. On demande à Dieu de bénir les personnes et les dons. Cette approche peut être source de malentendu. Il ne s’agit pas de sanctifier la nourriture, car les créatures sont bonnes, ni de « sacraliser » l’acte du repas familial qui en soi est déjà saint, mais de bénir le créateur, c’est-à-dire de le remercier d’être présent au milieu de nous et de nous donner la vie. Cette action de grâce, respiration naturelle de notre sacerdoce commun, devient à son tour le lieu et le moment où Dieu lui-même se révèle bénédiction pour l’homme. En partant d’abord de cette dynamique ascendante, nous plongeons à la source de la prière d’action de grâce, dans les berakoth de la liturgie domestique juive qui ont inspiré les préfaces de nos prières eucharistiques. « Tu es béni Seigneur, Dieu de l’univers, toi qui nous donnes cette nourriture… »
Célébrer une bénédiction.
Le livre des bénédictions propose cinq schémas différents de prière pour la table afin d’offrir un panel pour différentes circonstances. Forme dialoguée, oraisons, choix de textes scripturaires… bénédictions courtes, longues, il y en a pour tous les goûts et surtout pour tous les temps liturgiques. La prière de la table est ainsi connectée à l’année liturgique. Un compagnonnage simple s’impose pour aider des familles à s’approprier cette prière. Quelle que soit la formule retenue, il s’agit de saisir une clef : on ne récite pas une formule mais on célèbre une bénédiction. La nuance est d’importance car l’arrivée à la table des convives engage un processus physiologique qui réveille notre animalité : avaler au plus vite ! Une prise de distance pour contrôler cette pulsion est contre-intuitive et l’adhésion des plus jeunes… délicate. Prendre le temps d’une mise à distance, ne peut se contenter d’une formule trop brève, répétitive et formelle. La prière de la table survit mal à cela dans la durée. Un temps de silence, une attitude commune autour de la table debout ou assis, où l’on peut s’attendre paisiblement, un signe de croix posé amplement, un chant éventuellement, une diction calme et audible qui pèse les mots, donnent sens. Cette générosité dans l’ars celebrandi ne recherchera pas une religiosité empruntée mais veillera à garder la spontanéité parfois remuante d’une réalité familiale. En début et/ou fin de repas, cette célébration sera très simple pour le quotidien, plus déployée pour le dimanche et les moments festifs. La qualité des échanges qui suivront bénéficieront de ce sas d’un geste commun qu’une parole de bienveillance accompagne.
Fais de ta maison une église
On invitera volontiers la Parole de Dieu à table, particulièrement le dimanche après l’eucharistie selon une recommandation épiscopale célèbre[2]: « de retour à la maison, prépare deux tables, une pour la nourriture, l’autre pour la sainte lecture. » La liturgie des heures pourra être aussi pour certaines occasions une source de prière autour de la table (PGLH 27).
Par cette liturgie domestique, la table familiale respire “avec l’Eglise”. On retrouve ainsi cette belle intuition des pères de l’Eglise : « Le Christ lui-même se rendra présent à une table familiale au moment de la prière. Ce lieu lui-même se transformera en église.[3]»
Conclusion
En prenant notre nourriture ensemble, nous célébrons le mystère de la vie. C’est au cours d’un repas familial que l’institution de l’eucharistie nous a été révélée. Comprendre la Liturgie comme source de la vie spirituelle, c’est ressaisir le temps du repas comme geste d’un même mouvement. N’oublions pas qu’en rendant grâce des dons que le Seigneur nous fait, nous posons l’hospitalité envers les plus fragiles comme notre bien le plus précieux et la place du pauvre devient le trône de Sa présence. La table familiale jour après jour est appelée à transformer nos logiques de consommation en logique de communion.
F.M.
[1] Enzo Bianchi, Le pain d’hier, Les Presses d’Ile-de-France. p 33
[2] Saint Jean Chrysostome, Hom. In Gn 6,2: PG 54,607
[3] Saint Jean Chrysostome, Exp. in Ps 41,2: PG 55, 158; Hom. In Ep. ad Rom. 24,3: PG 60,626.