« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

4ème DIMANCHE DU CARÊME – Un Dieu « renversant » !

Luc 15,1-3.11-32

En ce temps-là, les publicains et les pécheurs venaient tous à Jésus pour l’écouter. Les pharisiens et les scribes récriminaient contre lui : « Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux ! » …
Alors Jésus leur dit cette parabole :
« Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : ‘Père, donne-moi la part de fortune qui me revient.’ Et le père leur partagea ses biens. Peu de jours après, le plus jeune rassembla tout ce qu’il avait, et partit pour un pays lointain où il dilapida sa fortune en menant une vie de désordre. Il avait tout dépensé, quand une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla s’engager auprès d’un habitant de ce pays, qui l’envoya dans ses champs garder les porcs. Il aurait bien voulu se remplir le ventre avec les gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui donnait rien. Alors il rentra en lui-même et se dit : ‘Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j’irai vers mon père, et je lui dirai : Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Traite-moi comme l’un de tes ouvriers.’ Il se leva et s’en alla vers son père.
Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut saisi de compassion ; il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers. Le fils lui dit : ‘Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils.’ Mais le père dit à ses serviteurs : ‘Vite, apportez le plus beau vêtement pour l’habiller, mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds, allez chercher le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé.’ Et ils commencèrent à festoyer.
Or le fils aîné était aux champs. Quand il revint et fut près de la maison, il entendit la musique et les danses. Appelant un des serviteurs, il s’informa de ce qui se passait. Celui-ci répondit : ‘Ton frère est arrivé, et ton père a tué le veau gras, parce qu’il a retrouvé ton frère en bonne santé.’ Alors le fils aîné se mit en colère, et il refusait d’entrer.
Son père sortit le supplier. Mais il répliqua à son père : ‘Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis. Mais, quand ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu as fait tuer pour lui le veau gras !’ Le père répondit : ‘Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Il fallait festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! ».

Quatrième dimanche de carême, appelé « dimanche Laetare » (« Réjouis-toi ! »), en raison de l’antienne traditionnelle qui ouvrait, dans la liturgie romaine, la célébration eucharistique de ce jour, antienne qui est inspirée d’Is 66,10s : « Réjouissez-vous avec Jérusalem ! Exultez en elle, vous tous qui l’aimez ! Soyez remplis d’allégresse avec elle, vous tous les endeuillés pour elle ! … ». Cette joie domine d’ailleurs aussi les trois lectures proposées pour ce dimanche de l’année C : joie de l’entrée des Hébreux en terre promise après les quarante ans passés dans le désert (cf. Jos 5,9-12), joie de notre réconciliation avec Dieu qui fait de nous, hommes et femmes pécheurs, des créatures nouvelles (cf. 2Co 5,17-21), joie enfin de la fête organisée au retour du fils prodigue.

Un dimanche de joie au cœur du carême, pour nous rappeler que si ce temps nous invite à la conversion, il n’en est pas pour autant une période de deuil, malgré les habitudes liturgiques qui proscrivent, tout au moins et toujours dans le rite latin, les alléluias et le Gloria. La conversion n’est pas tragique ; elle est au contraire consolation et source de joie. Il est remarquable, à ce propos, d’observer qu’en hébreu la même racine verbale désigne et la repentance ou la conversion, et la consolation. Mais n’est-il pas vrai que la conversion d’une personne suscite en elle une nouvelle envie de vivre et provoque souvent la consolation et la joie de ceux avec qui elle vit ?

C’est ce que nous rappelle aujourd’hui l’Évangile de ce dimanche. Si le départ du plus jeune fils semble s’effectuer au milieu de l’indifférence générale, son retour est en revanche source de nombreuses réactions.
Il y a d’abord, évidemment, la transformation subie par ce fils prodigue, transformation qui n’est pas à proprement parler une réelle conversion au sens de la prise de conscience de son propre péché, mais la réponse instinctive à un besoin vital : il meurt de faim et ne peut pas même se nourrir des gousses qu’il donne à profusion aux porcs dont il a la garde. Il ne lui est pas difficile de se rendre compte que les ouvriers de son père sont mieux lotis que lui…

Son retour provoque ensuite la joie intense de son père, dont on ne découvre que maintenant toute l’angoisse qui l’envahissait depuis le départ de son fils : chaque jour il guettait l’horizon dans l’espoir de le voir revenir, si bien qu’au moment de son retour, il l’aperçoit quand il est encore loin et se précipite vers lui pour l’embrasser, pour l’accueillir et le restituer dans tous ses droits de fils, sans lui laisser le temps de finir les belles phrases qu’il avait préparées pour se faire accepter par son père. Pour lui enfin, on tue même le veau gras des grandes occasions et la fête commence.
Il est important, à ce point du récit, d’observer que Luc écrit que la fête ne fait que commencer : elle est en attente d’une plénitude que ceux qui festoient ne peuvent atteindre par eux-mêmes. Il manque quelqu’un, celui qu’habituellement on préfère oublier : le fils aîné, le frère du fils rebelle. Luc, lui, ne l’oublie pas, car, par certains aspects, c’est probablement lui le personnage principal. Et si nous l’oublions facilement, c’est bien parce que, consciemment ou non, nous avons bien compris que lui c’était nous, c’est lui qui nous représente !
Ce fils aîné est sans histoire : il vit à la maison, travaille régulièrement, il travaille même bien, sans poser de problèmes. Il est un peu comme chacun de nous : on s’efforce de vivre au plus près de sa conscience. On se sait naturellement pécheur, car on connaît la parole de la lettre de Jean selon laquelle : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous égarons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous » (1Jn 1,8), mais on peut compter sur la miséricorde de Dieu. N’est-il pas « miséricordieux et bienveillant, lent à la colère, plein de fidélité et de loyauté … » (Ex 34,6 ; Ps 103,8) ? Mais ce fils aîné est aussi celui qui ignore ce qu’est la joie. Et par là-même il empêche à la joie qui a commencé dans la salle de fête de s’épanouir pleinement.
Le père, pour qui le fils aîné est aussi précieux que le fils prodigue, sort de la salle en fête, va à la rencontre de son fils et le supplie d’entrer… Dieu suppliant l’homme ! Car c’est bien de cela que la parabole entend parler. Dieu qui prie l’homme, renversant toutes les perspectives religieuses auxquelles nous sommes habitués. Et cela dans le seul but de rendre pleine et entière la joie qui a commencé !

Telle est l’image de Dieu qui nous est présentée aujourd’hui. Saurons-nous alors exaucer la prière qu’il nous adresse ? Et pour cela saurons-nous reconnaître en ces « autres », différents de nous, peut-être même plus audacieux ou plus téméraires que nous, mais dont nous ne savons pas trop ce qu’ils vivent et que nous désignons avec dédain comme « tes fils que voilà », saurons-nous reconnaître en eux des « frères et sœurs » ? Alors nous serons entrés dans la salle de fête portant ainsi la joie à sa plénitude et retrouvant, nous aussi, la joie de vivre en enfants de Dieu.

Frère Daniel, moine de Bose