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La joie de l’ami de l’Époux
Dans les églises catholiques, le troisième dimanche de l’Avent est traditionnellement revêtu de rose (et non de violet, comme les autres jours de l’Avent), car il indique une pause joyeuse à l’intérieur de la série des jours de sobriété préparant la célébration de la Nativité du Christ. Il est aussi nommé dimanche “Gaudete” en raison de la traditionnelle antienne d’entrée dans la liturgie : “Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur, je le répète, réjouissez-vous” (Ph 4,4).
Les lectures de ce jour nous invitent d’ailleurs à la louange. Dans la première lecture (Is 61,1-2.10-11) le prophète a reçu l’onction pour annoncer une joyeuse nouvelle de libération, raison pour laquelle Jérusalem tressaille de joie.
Quant à l’épître, c’est une grande invitation à la joie : “soyez toujours dans la joie, priez sans relâche, rendez grâce en toute circonstance : c’est la volonté de Dieu à votre égard dans le Christ Jésus” (1Th 5,16-18). Ces lectures sont en outre accompagnées du Magnificat, le cantique de louange de Marie.
Étrangement, seul l’Évangile – la Joyeuse nouvelle par excellence – ne participe pas de ce tressaillement de joie ! Il est consacré à ce que Jean Baptiste dit de lui-même au cours de l’enquête quasi policière que les autorités religieuses de Jérusalem ont ordonnée contre lui.
Ce qui frappe dans les réponses de Jean, c’est la multiplication des “non”. Après que l’évangéliste a déclaré que Jean n’était pas la lumière, le Baptiste précise lui-même qu’il n’est pas le Christ, ni Élie, ni le prophète annoncé. Après cela on n’est guère plus avancé sur l’identité de Jean, on ne sait que ce qu’il n’est pas (l’évangéliste entendait probablement par ces paroles détromper les communautés qui continuaient à croire que le Messie attendu était Jean Baptiste).
Ces “non” sont toutefois importants, car ils font pendant à une autre série de “non” que nous retrouverons à la fin du Quatrième Évangile.
Lors de son arrestation dans le jardin au-delà du Cédron Jésus déclare par trois fois à ceux qui sont venus l’arrêter : “Je suis”, un “Je suis” qui reflète celui que Moïse entendit du milieu du buisson ardent (Ex 3,14) au point que les soldats et les gardes tombent à la renverse (cf. Jn 18,4-8). Ces “Je suis” reprennent la longue série de ceux que Jésus a prononcés tout au long de l’Évangile et qui culminent au chapitre 8 :
Jésus déclara : “Vous, vous êtes d’en bas ; moi, je suis d’en haut. Vous, vous êtes de ce monde ; moi, je ne suis pas de ce monde. C’est pourquoi je vous ai dit que vous mourrez dans vos péchés. En effet, si vous ne croyez pas que Je Suis, vous mourrez dans vos péchés”. Alors, ils lui demandaient : “Toi, qui es-tu ?” Jésus leur répondit : “… Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous comprendrez que Je Suis, et que je ne fais rien de moi-même ; ce que je dis là, je le dis comme le Père me l’a enseigné”… Les Juifs lui dirent alors : “Tu n’as pas encore cinquante ans et tu as vu Abraham ?” Jésus leur répondit : “Amen, amen, je vous le dis : avant qu’Abraham fût, Je Suis” (Jn 8, 23-25.28.57-58).
Après son arrestation, Jésus est conduit chez Hanne, le “grand-prêtre émérite”, tandis que Pierre le suit de loin pour s’arrêter auprès d’un groupe de personnes qui se réchauffent autour d’un feu. Là, par trois fois, devant une servante, puis devant d’autres personnes anonymes et enfin devant un serviteur, Pierre déclare, par un “Je ne suis pas !”, ne pas faire partie du groupe du Galiléen (Jn 18,17-27). Ainsi donc, au début et à la fin du Quatrième Évangile, deux hommes disent : “Je ne suis pas”, un “Je ne suis pas” en fort contraste avec les “Je suis” par lesquels Jésus s’est fait connaître tout au long de l’Évangile.
Mais quelle différence entre les “Je ne suis pas” prononcés par “Celui qui baptise” et ceux de Pierre ! Jean se renie lui-même pour affirmer que seul Jésus est vraiment le Je Suis de tout être humain. Il est d’emblée, dès la première page de l’Évangile, l’image de ce qui sera l’exigence même de l’Évangile : “se renier soi-même (ou, renoncer à soi-même), prendre sa croix et suivre le Christ” (Mc 8,34). Pierre au contraire dit : “Je ne suis pas” pour sauver sa peau… et donc pour s’affirmer lui-même.
Se renier soi-même, c’est connaitre sa propre place par rapport à l’authentique Je Suis. Jean se savait “voix de celui qui crie dans le désert : ‘Redressez le chemin du Seigneur, comme a dit le prophète Isaïe’.” C’est donc quand il donnait voix à la Parole qu’il correspondait véritablement à ce qu’il était, et c’est pourquoi, un peu plus loin il dira de soi : “Celui à qui l’épouse appartient, c’est l’époux ; quant à l’ami de l’époux, il se tient là, il entend la voix de l’époux, et il en est tout joyeux. Telle est ma joie : elle est parfaite. Lui, il faut qu’il grandisse ; et moi, que je diminue” (Jn 3,29-30).
La joie de Jean, qu’expriment ses “non”, c’est de se savoir l’ami de l’Époux et d’entendre sa voix ; notre joie à nous, manifestée dans le renoncement à nous-mêmes jusqu’à porter la croix derrière le Christ, est de nous savoir l’épouse, le bien propre de l’Époux qui vient. Et c’est pourquoi nous l’attendons non dans la peur – malgré des siècles d’enseignement du terrible jugement dernier de la fin de temps – mais dans la joie de pouvoir enfin vivre avec Celui en qui nous avons cru et qui est le fondement même de notre vie et de notre joie.