« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

1er DIMANCHE DU CARÊME Aux prises avec les tentations

Luc 4,1-13

En ce temps-là, après son baptême, Jésus, rempli d’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; dans l’Esprit, il fut conduit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et, quand ce temps fut écoulé, il eut faim.
Le diable lui dit alors : « Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » Jésus répondit : « Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain. »
Alors le diable l’emmena plus haut et lui montra en un instant tous les royaumes de la terre. Il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir et la gloire de ces royaumes, car cela m’a été remis et je le donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela. » Jésus lui répondit : « Il est écrit : C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, à lui seul tu rendras un culte. »
Puis le diable le conduisit à Jérusalem, il le plaça au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, d’ici jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi, à ses anges, l’ordre de te garder ; et encore : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus lui fit cette réponse : « Il est dit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. »
Ayant ainsi épuisé toutes les formes de tentations, le diable s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé.

Traditionnellement, le premier dimanche du Carême est dominé par l’Évangile présentant Jésus, à peine baptisé, face à la tentation. C’est l’occasion de rappeler que, même s’il est immersion dans la vie même du Christ crucifié et ressuscité, le baptême ne nous projette pas du coup dans la « vie nouvelle » dont parle l’Apôtre Paul dans sa lettre aux Romains (Rm 6,4) ; c’est d’abord le pas décisif qui nous met aux prises avec les puissances du mal qui ne supportent pas de perdre leur pouvoir sur nous et de nous voir passer sous l’autorité d’un autre : le Seigneur Jésus Christ.

La triple tentation de Jésus, que Luc a déjà trouvée dans l’Évangile selon Matthieu, mais dont il a modifié la succession, n’insiste pas tant sur trois domaines différents qui seraient particulièrement périlleux pour les chrétiens (comme par exemple la voracité, le pouvoir et la vaine gloire ou l’orgueil), mais sur l’obstination du pouvoir du mal pour « reconquérir » celle ou celui que son baptême lui a ravi.
La succession des trois tentatives diaboliques trace un parcours : du désert, où l’on souffre la faim, au temple de Jérusalem, en passant par une haute montagne d’où l’on peut voir, en un clin d’œil, tous les royaumes de la terre. C’est le parcours même de la vie de Jésus : de son baptême à sa mort sur la croix à Jérusalem, en passant par le mont de la Transfiguration que la tradition situe sur le Tabor. Elle rappelle ainsi que toute la vie de Jésus se déroule sous le signe de la tentation.

Mais cette succession contient aussi un crescendo dans la perfidie du diable. Il s’en prend d’abord à la réalité charnelle de Jésus, lui suggérant de satisfaire sa faim matérielle. Plus insidieuse est la deuxième tentation : le diable propose à Jésus un raccourci pour obtenir ce qui, de fait, lui appartient. En adorant le diable – le prince de ce monde – Jésus recevra ce qui de fait lui appartient en tant que Fils de Celui qui est Seigneur du ciel et de la terre, héritage pourtant qu’il ne recevra qu’au travers de la via crucis (cf. Ph 2,5-11 et son « c’est pourquoi » du verset 9).
Enfin, la troisième tentation est encore plus sournoise, car au sommet du temple (ou plutôt à l’angle du Portique de Salomon qui domine – à en donner le vertige – la vallée du Cédron), le diable entame avec Jésus un débat exégétique sur le sens du Psaume 91,11-12 : « Il donne mission à ses anges de te garder sur tous tes chemins. Ils te porteront sur leurs mains pour que ton pied ne heurte les pierres ». C’est un débat qui doit nous rappeler qu’il ne suffit pas de citer un verset biblique pour être dans la vérité de Dieu. Certes, l’Écriture sainte est l’écrin de la Parole de Dieu, mais cette Parole n’est pas dans les lettres écrites noir sur blanc sur le papier de nos Bibles ; c’est la Parole qui, par l’intervention de l’Esprit saint, jaillit vivante de la « lettre morte » imprimée. Elle doit donc être citée conformément à son esprit.

On notera, à ce propos, que le diable propose toujours une parole qui lui est propre ; même quand il cite l’Écriture, il ne le fait pas sans y ajouter sa propre interprétation. Au contraire, Jésus réplique chaque fois en citant le texte biblique tel quel, sans commentaire. Il ne prononce même pas le fameux « Arrière, Satan ! car il est écrit… » qui se trouvait pourtant dans l’évangile selon Matthieu ; certes, car cela ne fonctionnait plus avec l’ordre des tentations que Luc avait adopté, mais aussi parce que ces mots n’appartenaient pas au texte de l’Écriture. De cette manière, pourrions-nous dire, ce n’est pas Jésus qui vainc le diable, mais la Parole même de Dieu, citée dans sa nudité.

Peut-être avons-nous là une leçon qui peut nous être utile : tant que nous voudrons être nous-mêmes vainqueurs du diable ou du mal que nous rencontrons, nous serons vaincus, comme le fut Ève (et Adam avec elle) en Genèse 3, elle qui ajouta son propre commentaire à la parole dite par le Seigneur : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin, mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu n’en mangeras pas, car le jour où tu en mangeras tu mourras de mort certaine » (Gen 2,16-17 ; en italiques les paroles qui subissent un changement dans la parole d’Ève en Gen 3,3. Rappelons, à ce propos, que les premiers chapitres de la Genèse ne sont pas une chronique des origines du monde, mais une synthèse théologique de la situation de l’être humain par rapport à Dieu, aux autres êtres humains et à la création tout entière). En réalité, seule la Parole vivante de Dieu peut avoir le dessus sur les puissances du mal.

Ce pourrait être une direction à donner au Carême qui commence : accepter de se nourrir davantage du message biblique. Non seulement des Évangiles, mais de toute l’Écriture sainte, avec ses nombreuses aspérités. C’est en effet souvent dans les replis des textes difficiles à accueillir que se cachent les multiples richesses de la miséricorde de Dieu.
Enfin, même si l’évangile de ce dimanche semble présenter en conclusion le diable vaincu se retirant sur la pointe des pieds, la réalité est autre : il reste aux aguets, et le sera tout au long de la vie de Jésus jusque sur la croix ; comme il l’est aussi tout au long de notre vie. Mais notre force, comme celle de Jésus, reste cette Parole vivante que nous pouvons découvrir dans la lecture et la méditation de l’Écriture sainte.

Daniel Attinger, frère de Bose