Quand Jésus naquit, les évangiles n’existaient pas ; c’est pourquoi je vous propose de méditer un texte, à vrai dire assez mystérieux, du livre d’Isaïe (Isaïe 21,11-12), dont voici la traduction liturgique officielle :
Proclamation sur Douma.
Une voix me crie de Séïr :
“Veilleur, où en est la nuit ?
Veilleur, où donc en est la nuit ?”
Le veilleur répond :
“Le matin vient, et puis encore la nuit…
Si vous voulez des nouvelles, interrogez, revenez.”
La TOB et la Bible de Jérusalem donnent en notes quelques explications géographiques sur “Douma” (peut-être une oasis de l’Arabie du Nord) et sur Séïr (région sud de la Jordanie actuelle), et soulignent le jeu de mots possible sur Douma (qui en hébreu signifie aussi “silence”), car, dit la note de la TOB, “la réponse du veilleur, c’est-à-dire du prophète, équivaut presque à un silence”. Elle souligne encore que “revenez !” peut signifier : “convertissez-vous !”, et conclut : “Même si le prophète n’a pour le moment pas de réponse, l’appel au retour à Dieu demeure une exigence permanente”. Ces notes sont certes très succinctes, elles sont néanmoins précieuses pour qui veut les exploiter. Un premier usage de ces indications nous permet une autre traduction qui servira de base à la réflexion que je vous propose :
Proclamation sur le Silence.
On me crie de Séïr : “Sentinelle qu’en est-il de la nuit ?
Sentinelle qu’en est-il de la nuit ?”
La sentinelle répond : “Le matin vient, et aussi la nuit.
Si vous interrogez, interrogez ! Retournez ! Venez !”
Une voix de Séïr. De quoi s’agit-il ? Séir est certes, comme je viens de le dire, une terre de l’actuelle Jordanie, mais c’est surtout une terre que le peuple d’Israël a traversée, lors de l’exode, avant d’arriver en Terre promise. Un très ancien cantique du livre des Juges, le cantique de Débora, évoque cet épisode dans des termes significatifs :
Seigneur, quand tu sortis de Séïr, quand tu partis de la campagne d’Édom,
la terre trembla, les cieux mêmes fondirent, et les nuées fondirent en eau,
les montagnes furent ébranlées devant le Seigneur, celui du Sinaï,
devant le Seigneur, Dieu d’Israël (Jg 5,4-5).
Pour ce cantique, Israël n’était donc pas seul dans sa traversée de Séïr ; le Seigneur était avec lui, au point qu’au lieu de penser aux quelque 2 millions d’Hébreux, pour lui c’est le Seigneur qui sortit de Séïr ! Alors cette “voix de Séïr” n’est-elle pas celle de Dieu, accompagnée de celle du peuple, raison pour laquelle la question est posée deux fois : une fois par Dieu, et une fois par le peuple… : “Qu’en est-il de la nuit ?” Quand poindra le jour du Messie qui mettra un terme à la nuit.
La question est posée à une sentinelle. Une sentinelle s’abstient de dormir et veille pour observer ce qui arrive, ne pas être surpris par le danger, ou manquer un événement heureux. Ce soir nous évoquons, nous aussi, des “veilleurs” : les bergers de Bethléem qui, dans la nuit, veillaient sur leurs troupeaux. Ne sont-ils pas d’authentiques sentinelles scrutant la nuit : “Sentinelle que dis-tu de la nuit ? Que dis-tu de cette nuit ?”
Mais les bergers ne sont pas seuls ; nous aussi sommes de ces veilleurs attendant que pointe le Jour que le Seigneur a promis. Mais une sentinelle ne doit pas seulement veiller, elle doit aussi se placer en un lieu stratégique en sorte de voir, avant les autres, ce qui survient et pouvoir ainsi le pré-annoncer à ceux pour qui elle fait la sentinelle. Tels sont les chrétiens : ils ont vu, dans la foi, l’avènement du Messie attendu par Israël, avant sa manifestation glorieuse. L’Église apparaît dès lors comme une sentinelle pour Israël et pour le monde, car elle a perçu, avant les autres, le don de Dieu, ce pourrait être l’objet d’une belle réflexion sur la manière, pour nous chrétiens, de nous tenir aux côtés d’Israël et du monde…
Mais il y a plus : il y a des situations où la nuit est si obscure qu’elle semble totalement opaque et ne débouchant sur aucun matin. N’est-ce pas un peu ce que nous vivons ? Le noir… Guerres, famines, persécutions, destruction systématique de la création, richesses arrogantes d’une minorité face à la pauvreté d’un nombre toujours plus grand d’êtres humains, sans parler de la pandémie ; ne sommes-nous pas dans une obscurité qui serait sans espoir, si nous n’étions, comme le rappelle le prophète Zacharie, des “prisonniers de l’espérance” (Za 9,12) ? C’est précisément cela qui fait de nous des sentinelles : nous devons scruter la nuit, nous ne pouvons pas ne pas sonder le Silence, pour discerner des signes de l’aube.
Mais c’est surtout la réponse de la sentinelle qui doit attirer notre attention. Elle contient deux énigmes qui peuvent toutefois, pour un amant de la Parole de Dieu, devenir parole de vie.
D’abord, il y a cette annonce ambiguë : “Le matin vient et aussi la nuit”. Ce pourrait n’être qu’une banalité. Chacun sait que tout matin annonce la venue d’une nuit successive. Rien de bien sorcier ! Pour cela point n’est besoin de la Bible ! Alors s’agit-il de l’annonce, en image, d’une libération qui sera suivie d’une nouvelle détresse ou d’un nouvel exil ? Peut-être, mais comme nous ne savons pas à quel moment de l’histoire se situe cet oracle, cela reste une hypothèse sans grand intérêt pour nous.
Et si nous nous trouvions devant une véritable prophétie, c’est-à-dire devant une parole de Dieu pour nous aujourd’hui ? Alors ne voyons-nous pas poindre le matin, se lever à l’horizon le “Soleil de justice” (c’est ce que les anges ont annoncé aux bergers) ? “Le matin vient”, c’est l’annonce de la naissance du Messie. Mais alors pourquoi ajouter : “et aussi la nuit” ? À la lumière de l’Évangile, cette parole prend un sens étonnant et inattendu : celui qui naît à Noël est aussi celui qui manifestera sa gloire sur la croix ; l’aube de Noël annonce la nuit du Golgotha… qui n’est pas n’importe quelle nuit : c’est la nuit de notre salut !
À partir de cette obscurité lumineuse, il est possible de comprendre la fin de notre prophétie :
“Si vous interrogez, interrogez !
Retournez ! Venez !”
De nouveau, ce pourrait n’être qu’une banalité : au lieu de poser des questions qui n’ont pas de réponse vous feriez mieux de vous convertir ! Bien sûr la conversion est toujours importante, mais est-ce cela que l’oracle entend dire ? Un autre sens est possible : “Si vous interrogez, interrogez pour de bon !” Ne faites pas comme dans les soirées mondaines où l’on se salue : “Bonsoir madame, bonsoir monsieur, comment allez-vous ?”, mais où la réponse n’importe guère, car on est déjà passé à une autre personne et l’on ne sait même plus avec qui on vient de parler.
On peut toutefois voir davantage encore. Mettons les deux lignes de cet oracle en parallèle. Alors, à la double mention du verbe “interroger” correspondent les deux impératifs qui suivent. “Interrogez !” signifie donc d’abord : “Retournez !”, puis : “Venez !” Autrement dit : on ne peut interroger qu’en se convertissant, c’est-à-dire en revenant à Dieu. Ou encore : dans notre nuit où tant de questions se posent à nous, le prophète nous rappelle que les vraies questions se posent devant Dieu. Retourner c’est revenir à Dieu, reprendre encore et toujours ce qui constitue le message de Dieu pour les hommes, l’Écriture. Revenir, c’est scruter cette Parole qui n’en finit pas de nous parler. Or que trouvons-nous dans cette Écriture ? Le message mille fois répété, sur tous les tons, selon lequel Dieu ne cesse de nous aimer et de vouloir nous rejoindre par sa miséricorde. Interroger, c’est ainsi scruter la compassion de Dieu dont la mesure est de ne pas avoir de mesure. “Si vous interrogez”, équivaut à “remettez-vous devant l’amour infini de Dieu, tel qu’il se manifeste dans le don de son Fils pour nous !”
“Si vous interrogez, interrogez !” dit le Prophète qui commente : “Retournez ! Venez !”. Si le premier “interrogez” correspond à “retournez !”, le second équivaut au second impératif : “Venez !” Il ne suffit pas de revenir à l’Écriture et de se placer une fois encore devant l’amour de Dieu ; il faut aussi “venir”. Venir, c’est s’approcher, aller au-devant de, mais ce peut être aussi marcher derrière Celui qui nous précède, comme dans le cas de ces deux disciples qui demandèrent à Jésus : “Rabbi, où demeures-tu ?” et à qui Jésus répondit : “Venez et vous verrez !” (Jn 1,39).
C’est exactement le mouvement des bergers de Bethléem ! À peine ont-ils entendu l’annonce des anges, ils se dirent les uns aux autres : “Allons jusqu’à Bethléem et voyons cette parole qui est advenue et que le Seigneur nous a fait connaître !” Et que virent-ils ? Un enfant couché dans une mangeoire, comme du foin prêt à être dévoré.
C’est aussi ce que nous vivons dans toute eucharistie : après avoir scruté les Écritures, nous nous levons pour “voir cette parole”, et nous voyons, nous aussi, Jésus, couché dans une mangeoire, comme nourriture prête à être consommée ; nous voyons Celui qui, prenant le pain, dit à ses disciples, “prenez et mangez, ceci est mon corps…”.
C’est ainsi que nous “retournons” et que nous “venons”, contemplant en même temps le matin de Noël et la nuit de notre salut.
Telle est la parole qui nous est donnée si nous interrogeons Celui qu’il vaut la peine d’interroger : non les puissants de la terre, chefs d’État ou fins politologues, qui ne font que de la futurologie sans fondement, mais le Seigneur qui, de l’avenir, nous rejoint avec la grande certitude de son amour sans fin. C’est cette parole qui peut, au-delà de toute ténèbre, illuminer ce temps de Noël dans lequel nous sommes entrés.
Enfin, pourquoi une “proclamation sur le Silence” ? Car l’incarnation et les événements qui entourent la naissance de Jésus, depuis le silence de Zacharie et d’Élisabeth, parents de Jean Baptiste (Luc 1,20 et 24-25), jusqu’à la prophétie muette d’Anne dans le temple de Jérusalem (Lc 2,36-38), en passant par le silence de Joseph et de Marie (Lc 2,19 et 51), ne sont rien d’autre que le grand mystère de Dieu dont Paul dit qu’il a été “gardé depuis toujours dans le silence” (Rm 16,25).
À chacun et chacune d’entre vous je souhaite une fête de Noël de paix et de joie, malgré tout !