Chers frères et sœurs, chers amis, voici que nous nous retrouvons pour célébrer aujourd’hui la fête du Baptême du Seigneur. De quelque manière, c’est le point d’orgue de ce Temps de Noël que nous avons traversé ensemble. Ce temps que nous avons peut-être un peu appris à apprivoiser comme « Temps de l’épiphanie » ou, plus précisément, comme on a souvent essayé de le dire « Temps de l’épiphanie commencée du Seigneur » car c’est une épiphanie, une manifestation qui a vocation à prendre toutes les dimensions de la vie de Jésus de Nazareth : dimension cachée dans sa vie cachée, homme parmi les hommes, villageois parmi les villageois de son village, pratiquant parmi les pratiquants de sa religion, dans sa synagogue ; et puis aussi épiphanie de la vie publique, dont nous voyons aujourd’hui l’entrée en matière avec ce tout début de l’Évangile selon saint Marc.
Nous sommes dans l’année B et c’est cet Évangile qui va nous accompagner tout au long de l’année. Alors peut-être en commençant, juste un mot. On s’accorde en général à dire que saint Marc est en quelque sorte l’inventeur de ce qu’on appelle le genre littéraire : « Évangile ». Et qu’est-ce que c’est qu’un évangéliste dès lors ? Eh bien, c’est quelqu’un qui va avoir le souci de rendre témoignage à la personne de Jésus. Très précisément, les évangélistes sont les premiers qui scrutent la manifestation du Seigneur pour essayer de percevoir, de percer à jour, la vérité de cet être singulier, rencontré sur les chemins de Palestine : Jésus de Nazareth, Jésus le fils de Marie, Jésus le fils du charpentier, que sais-je …? L’évangéliste a le souci de « rendre témoignage à ».
Alors en ce qui concerne saint Marc : on l’associe parfois à la prédication de Pierre, de saint Pierre. D’une manière plus générale on peut dire que son Évangile nous restitue ce qu’il en fut de la première catéchèse apostolique. Et comme nous le remarquons, et ce n’est pas inintéressant, Marc de quelque manière va droit au but. Le premier verset de son Évangile, déjà : « Commencement de l’Évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu. » Et voilà qu’en un verset, alors que Jésus vient à peine d’être mentionné à nos oreilles, tout nous est dit de son Mystère avant que ne survienne Jean le Baptiste. Et c’est un trait très frappant : Marc ne s’intéresse pas à tout ce qui précède. Pas un mot de tout ce que nous venons de traverser : l’Annonciation, la gestation, la venue au monde, la présentation, la fuite en Égypte, que sais-je…? rien de tout cela ne nous est présenté, pas plus que la visite des mages.
On ne retrouve Jésus, on ne rencontre Jésus, qu’au moment où, quittant sa ville de Nazareth en Galilée, eh bien, Jésus vient se faire baptiser par Jean. Manière sans doute pour l’évangéliste de nous dire que c’est là que nous allons rejoindre de toute façon l’essentiel, et c’est certainement vrai. Si d’aucuns, les autres, que ce soit Matthieu, que ce soit Luc ou même Jean, sont revenus sur les commencements de la vie terrestre de Jésus ou même, plus avant, sur une méditation sur l’être éternel de Jésus, ce Logos, ce verbe qui un jour se fait chair, c’est après, qu’ils ont scruté inlassablement eux aussi, cette humanité qui se donnait à voir à leurs yeux, à entendre à leurs oreilles, cette humanité qui même se donnait à toucher, comme le dit saint Jean. Saint Jean est tout à fait symptomatique, lui qui à la fois semble voir loin, semble voir profond et qui, en même temps, reste toujours dans le concret. Dans ses épîtres, il dit : « Ce que nous avons vu, entendu, ce que nous avons touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons. »
Saint Marc lui, prend les choses au moment où Jésus apparaît aux yeux de tous. Et l’entrée en scène marque bien que Jean le Précurseur va désormais s’effacer devant Jésus. Il va s’effacer devant cette ultime et réelle, et pleine, et entière, manifestation du Mystère et du dessein de Dieu dans la personne de Jésus. Le Baptiste dit : « Moi, je vous ai baptisés dans l’eau », et c’est vrai que le Baptise donnait ce baptême d’eau pour la conversion des péchés, accueillant le repentir de ceux qui voulaient s’amender et se ressaisir pour mieux marcher sur le chemin de la justice. Et en même temps, il y a toute une part qu’il ne peut pas faire et qu’il laisse à celui à qui elle appartient, Jésus, en disant : « Lui, vous baptisera dans l’Esprit Saint ».
Et il va s’agir là de tout autre chose simplement que d’accueillir la contrition des pécheurs, il va s’agir alors de faire passer leur désir d’aimer, même leur désir de croire, même leur désir d’espérer, à ce feu, au creuset du feu de l’amour de Dieu, pour leur révéler à quel point cet amour est puissant, à quel point cet amour peut tout retourner dans leur vie – tout retourner ! C’est le mouvement-même de la conversion : les décentrer d’eux-mêmes et les livrer à la puissance de l’amour de Dieu qui, seul, peut quelque chose pour eux. Car eux, pécheurs ils sont, pécheurs ils demeurent, et bien souvent il leur est difficile de se départir du poids du péché, de s’en alléger. Il leur est même difficile de croire que, in fine, ils sont autre chose que pécheurs ; et même lorsqu’il leur arrive – lorsqu’il nous arrive – de penser que nous sommes des pécheurs sauvés, il se peut que dans la balance, la nostalgie, la nostalgie, le regret d’être pécheurs, l’emporte, estompe un peu, l’emporte sur, estompe un peu, la joie d’été sauvés.
Or c’est dans cette joie du salut que se trouve pour nous, la force du salut. Se laisser rejoindre par la grâce du Seigneur pour être baptisés par Lui dans l’Esprit Saint. Pour être baptisés dans ce qui sera son baptême à Lui. Le baptême du Seigneur ce ne sera pas simplement le baptême de Jean, non, son vrai baptême à Lui, ce sera sa Passion, sa mort, sa résurrection, et c’est dans sa passion, sa mort et sa résurrection que nous-mêmes, nous mourons à notre péché, pour renaître à la plénitude de vie, qu’il veut nous donner.
Alors aujourd’hui nous voyons Jésus poser ce geste extra-ordinaire, et en même temps assez « incongru », de venir vers Jean pour être baptisé par lui. Lui qui est l’Innocent, lui qui est l’Agneau sans tache, Lui qui est sans péché, que vient-il faire dans cette file de pécheurs qui attendent d’être plongés dans l’eau par le Baptiste, reconnaissant leur péché et attendant du Baptiste qu’il accueille et qu’il valide cette démarche de contrition. De quoi Jésus pourrait-il bien être contrit ? Mais il nous dit là, son intention : ce qu’il veut faire et la manière dont il va le réaliser.
Jésus est bien venu se faire l’un d’entre nous. Et l’incarnation du Verbe que nous avons célébrée joyeusement récemment, eh bien, c’est cela. Lorsque le Verbe se fait chair, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’incorruptible va épouser notre faillibilité, notre fragilité, notre friabilité – pour le dire en d’autres mots, l’incorruptible va épouser notre corruptibilité, celui qui vit aux siècles éternels va entrer dans notre temps si limité et borné par la mort, dernier mur auquel nous nous heurtons. Oui, Jésus va prendre sa place dans notre humanité telle qu’elle est, avec toutes ses pesanteurs. Bien sûr, il en est indemne et pour autant il n’en refuse pas le poids.
Mais il faut prendre acte de ce qu’il dit sans faire de grands discours, mais simplement en se faisant baptiser. Il prend sa place dans la file de pécheurs. Il va vers son cousin Jean le Baptiste. Ailleurs dans l’Évangile, Jean Baptiste s’étonne, ici, on ne nous en dit rien : on nous montre simplement, et c’est la manière de Marc, on nous montre simplement ce geste si simple de Jésus qui va vers Jean. Entendez comme c’est lapidaire : « En ces jours-là, Jésus vint de Nazareth, ville de Galilée et il fut baptisé par Jean dans le Jourdain. » Point ! Tout est dit. Tout est dit ! C’est incroyable comment dans un verset si court, tout nous est dit de l’intention de salut du Seigneur Jésus, de la solidarité dans laquelle il entre avec toute notre humanité, avec l’humanité de chacun et de chacune d’entre nous, et l’humanité que nous connaissons dans le vaste monde.
Et puis juste après, lorsqu’il ressort de l’eau, on voit cette image : les cieux se déchirer. Vous vous souvenez de tout ce qu’on a chanté le temps de l’Avent : « Si tu déchirais les cieux… si tu descendais… » Et voici qu’on voit les cieux se déchirer, et on voit l’Esprit descendre sur Jésus, « comme une colombe » c’est la figure qui le représente pour nous. Et surtout il y a cette voix venant des cieux. Citation, la voix s’adresse à Jésus : « Tu es mon Fils bien-aimé, en toi, je trouve ma joie. » Comment est-ce qu’on ne penserait pas ici à ce que ces quelques mots évoquent, à savoir le premier Chant du Serviteur ? J’en cite juste un petit passage au chapitre 42 du Livre d’Isaïe :
« Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu, en qui mon âme se complaît. J’ai mis sur lui mon esprit, il présentera aux nations le droit, il ne crie pas, il n’élève pas le ton, il ne fait pas entendre sa voix dans la rue ; il ne brise pas le roseau froissé, il n’éteint pas la mèche qui faiblit, fidèlement il présente le droit ; il ne faiblira ni ne cédera jusqu’à ce qu’il établisse le droit sur la terre, et les îles attendent son enseignement. Ainsi parle le Seigneur qui a créé les cieux et les déployés, qui a affermi la terre et ce qu’elle produit, qui a donné le souffle au peuple qui l’habite, et l’esprit à ceux qui la parcourent. “ Moi, le Seigneur, je t’ai appelé dans la justice, je t’ai saisi par la main, et je t’ai modelé, j’ai fait de toi l’agneau du peuple, la lumière des nations, pour ouvrir les yeux des aveugles pour extraire du cachot les prisonniers, et de la prison ceux qui habitent les ténèbres.’’ » (42, 1sv)
Le même Isaïe nous disait dans la nuit de Noël : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière. » Ici nous voyons cette lumière, le Christ, entrer dans le monde et entrer dans son ministère, sans tapage, mais avec sûreté. Et cette onction qu’il reçoit au moment où il ressort de l’eau, c’est la mission que je viens de décrire à l’instant, qui est celle de celui qui porte l’onction, l’oint du Seigneur. Il vient pour présenter la justice et inviter tout un chacun à marcher sur les chemins de la justice ; il vient pour dire à quel point le Seigneur est désireux d’être large, munificent à l’égard de ceux qui veulent bien se livrer à sa puissance, à sa bonté, à sa miséricorde?
Et cette mission du Seigneur elle est invincible. Elle est invincible même si elle ne se fait que sur le mode de la proposition, et ce chapitre 55e que nous avons entendu en première lecture, il est tellement suggestif ! Je n’en cite que la fin car je ne voudrais pas être trop long. Lorsque l’Éternel dit : « La pluie et la neige qui descendent des cieux n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, donnant semence au semeur, et le pain à celui qui doit manger ; ainsi ma parole qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce qui me plaît, sans avoir accompli sa mission. »
Jésus sortant des eaux de son baptême, c’est Jésus qui commence sa mission. Il l’a commencée par sa vie cachée mais à présent, elle va devenir de plus en plus explicite cette mission, cette mission qui va plaider en faveur de la justice, de la justice selon Dieu et non pas selon le monde bien sûr ; cette mission qui va plaider en faveur de la compassion, tous ces moments dont on a souvent eu le spectacle où Jésus est saisi, « pris aux tripes », plein de compassion par le malheur du monde. Et je ne vous lis pas – parce que ce serait trop long – le passage de la 1ère épître de saint Jean au chapitre 5e que nous avons en deuxième lecture, mais qui complète si admirablement ce tableau.
Le moment où le Seigneur se fait baptiser par Jean, le moment où il ressort de l’eau, reçoit l’Esprit comme une onction, et entend la voix du Père attester qu’il est le Fils bien-aimé, en qui le Père trouve sa joie, c’est un moment éminent. C’est le moment initial de la vie publique de Jésus, c’est un moment en même temps très programmatique, tout est dit : Jésus va emprunter des voies qui naturellement ne seraient pas les siennes puisqu’il est l’Innocent ; Jésus va accepter de prendre sur lui le poids du péché, de la pesanteur du monde, du malheur du monde, et il va accepter cela pour apporter au monde le salut – non pas une guérison de surface, mais une ressaisie de toutes choses dans la puissance de la grâce : baptême d’Esprit Saint et de feu qui renouvelle toutes choses en profondeur, qui ressaisit toutes choses en profondeur.
Nous sommes à l’écoute de cette page d’évangile, nous sommes témoins de cette scène lapidairement racontée, mais de si longue portée. Que Jésus consente à recevoir le baptême de Jean, déjà, cela doit nous parler au cœur : combien Jésus veut être proche de notre condition réelle de pécheurs, celle que nous connaissons si bien ! Mais Jean, celui-là même qui le baptise, nous promet qu’au-delà de ce baptême d’eau qu’il donne et qui est reçu par Jésus, il y aura le baptême de Jésus, celui que nous-mêmes nous avons reçu : baptême d’Esprit Saint, baptême de feu, baptême dans lequel à notre tour, Dieu nous atteste que nous sommes ses enfants bien-aimés, que chacun de nous, chacune de nous, est son enfant bien-aimé en qui il trouve sa joie et en qui il veut déployer sa grâce. La grâce du baptême, la grâce de la confirmation, la grâce de l’onction messianique… chacun, chacune d’entre nous la porte.
Et comme aimait à le rappeler une dominicaine, Sœur Marie de la Trinité, c’est une grâce qui dans la vie de chacun est inventive pour créer, trouver, dénicher, éventuellement frayer les chemins du Royaume.
Alors en écoutant cette page d’évangile, en contemplant la scène du baptême du Seigneur aujourd’hui, interrogeons-nous surtout sur l’appel qui est adressé à chacun, chacune d’entre nous : appel à la conversion, à aller vers le Seigneur avec un cœur contrit mais surtout à aller vers le Seigneur avec un cœur désireux de se laisser envahir et transformer par sa grâce, de se laisser ressaisir par la grâce qui vient d’en haut, non pas pour n’en rien faire, mais pour, chacun à notre tour, chacun à sa place, chacun, chacune selon sa grâce et son charisme, frayer les chemins du Royaume de justice, de paix et d’amour.
AMEN