« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

Introduction au Vendredi Saint par le père Philippe Baud

Le Mystère de la Croix : l’Heure d’une nouvelle naissance

Introduction au Vendredi Saint

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Toute prière, dans la tradition chrétienne, s’ouvre et se conclut par le signe de la croix, cette croix bientôt lues sur le cierge pascal avec ces lettres : A et Ω, Christ, commencement et fin de toutes choses.

Étrange suggestion tout de même – certains diront inadmissible, morbide, insoutenable… et on peut les comprendre ! – que le signe qui nous initie dans notre foi évoque un objet de torture, un horrible instrument de supplice, qui du reste fut loin d’être unique puisque, au temps de Jésus, des croix ont été dressées par milliers au bord des routes ou dans des cirques… Sans oublier toutes les machineries programmées hier et aujourd’hui pour dégrader l’homme au plus profond de sa chair, au plus bas de son esprit, jusqu’à l’intime de son âme.

La croix, vénérée pas les chrétiens, n’est pas qu’un gibet d’infamie, l’instrument meurtrier qu’elle est, mais comme le signe du plus grand amour jamais aussi librement consenti et offert par un Homme pour tous les hommes… de sorte que saint Paul pourra écrire au terme de son épître aux Galates : « Pour moi, il n’y a pas d’autre titre de gloire que la croix de notre Seigneur Jésus Christ » (6.14).

Croix de gloire : scandaleux et provoquant paradoxe !

Impossible aujourd’hui d’évoquer le mystère de la croix sans laisser le regard de Jésus descendre en nous-mêmes. Comment ne pas ressentir effroi et tristesse devant le déchaînement de mal et de souffrance que nous rapporte saint Jean dans son récit de la Passion ? Comment demeurerait-on insensible devant le traitement implacable et tellement injuste infligé à l’Innocent ?

De ce mal et de cette souffrance, reconnaissons aussi qu’il nous arrive d’en être complices, parfois sans en être conscients, comme l’apôtre Pierre, presque sans le vouloir… par nos craintes, notre égoïsme, nos prétentions dérisoires, nos batailles d’intérêts ou de pouvoir… toute cette misère humaine en nous que nous n’entretenons que trop !

Dans le récit de la Passion, ce n’est pas une fresque du passé que nous retraçons, car c’est bien de notre monde, de notre vie ici qu’il s’agit…

Et c’est là que le mystère se dévoile et opère, à cette Heure où le déploiement du mal rencontre « en un duel prodigieux » le déploiement du plus grand amour.

À travers son agonie, son procès, son silence, son martyre, c’est un espace tout nouveau que nous ouvre Jésus : un passage, une entrée dans ce tout autre monde qu’il appelle son « Royaume », qu’il inaugure pour nous du haut de la croix en se tournant, avec nos propres cris, nos prières d’hommes blessés, vers son Père.

Jésus n’a jamais renoncé à vivre pleinement son humanité. Il a rencontré, exploré, partagé l’intensité du mal, de l’injustice et de la souffrance, plutôt que de se positionner en observateur, en juge du monde. Il a voulu regarder notre humanité d’en-bas plutôt que d’en-haut  – sa  seule élévation fut celle de la croix !–, pour remettre en notre nom toutes nos détresses, mais aussi notre confiance à son Père.

C’est du fond de l’abîme qu’il se tourne vers le Père, traversant la nuit la plus obscure pour qu’elle ne se retourne pas sur nous, qu’elle ne nous enferme pas dans nos ténèbres, ne nous englue pas dans l’angoisse, le mal, la mort… mais ouvre un chemin de lumière, un espace de vérité, de fraternité et de Vie.

De profundis…   Des profondeurs j’ai crié vers toi, Seigneur, écoute mon appel (Ps 129)

Selon ce que nous avons vécu cette année, selon ce que vous vivons maintenant…deuil, séparation, maladie, solidarité avec ceux et celle qui souffrent, avec la création en désarroi… nous savons peut-être mieux ce que c’est que le sentiment de tomber dans un puits sans fond et de ne trouver aucune prise pour nous raccrocher… impression de glisser, de se laisser glisser… et de finir pas consentir à la chute, tandis qu’un appel surgit du  plus profond de nous-mêmes… avec la confiance que ce cri soit entendu… Peut-être alors ferons-nous l’expérience de percevoir, de recevoir l’Esprit de Jésus, un nouveau souffle de vie… de Sa Vie,

Ce Souffle d’amour offert à l’univers tout entier… et qui s’offre à nous pour nous permettre de continuer la route jusqu’au bout, envers et contre tout.

Commentaire

Qu’une religion vénère son dieu, quoi d’étonnant ?

Mais celui vers qui se tournent ce soir nos pensées et nos regards, celui vers qui tend toute la liturgie de la pâque, celui que le Cantique des Cantiques chantait prophétiquement comme « le plus beau des enfants des hommes », Jésus, n’a rien à cette heure – son Heure !– d’un Adonis ou d’un Apollon. Le prophète Isaïe l’avait entrevu : « abandonné de tous, homme de douleurs, familier de la souffrance, semblable au lépreux dont on se détourne… » (Isaïe 53, 3). Comment reconnaître le Verbe de Dieu dans ce corps lynché, cloué sur une croix comme une chouette à la porte d’une grange, alors qu’il murmure : « Tout est accompli ».

 

Dans la Préface de la messe de la nuit de Noël, le célébrant a chanté : « En lui, nous connaissons Dieu, qui s’est rendu visible à nos yeux, et nous sommes entraînés par lui à aimer ce qui demeure invisible. » Pouvait-on imaginer alors jusqu’où cette aventure de l’incarnation allait le conduire ?

Entraînés à aimer… comment est-ce possible devant le corps d’un innocent affreusement supplicié ? Comment reconnaître ici « le plus beau des enfants des hommes », l’image de Dieu, le sceau de son amour ?

C’est en tout homme, nous dit pourtant l’Écriture, que Dieu dépose, comme un sceau de son amour, son image et sa ressemblance. Donc en  moi, en chacun de nous ! mais nous l’avons peut-être oublié : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou en prison, sans venir t’assister ? » (Mt 25, 31-46).

Il nous avertissait déjà par la bouche d’Isaïe : « Une femme oublie-t-elle son petit enfant ? Même si les femmes oubliaient, moi, je ne t’oublierai pas » (Is 49, 15). Bouleversante confidence. Qui que nous soyons, Dieu ne peut pas nous oublier. Jésus est mort de nous avoir aimés « jusqu’à l’extrême » (Jn 13, 1), l’extrême de l’Amour.

Il ajoute : « Faites ceci en mémoire de moi ! »

 

Pourquoi est-il inscrit de façon si tenace au catalogue des idées reçues que le christianisme prêche le refus de la chair, et, par extension, la méfiance du corps ? Curieux contresens, entretenu au bénéfice de quelques prédicateurs de morale, alors l’amour de Dieu se révèle à nous dans le plus intime, le plus charnel et dramatique des corps à corps, le baiser du total pardon.

Comment oserions–nous, après avoir entendu le récit de la Passion, détourner nos regards de tous les corps meurtris, malades, avilis, des cœurs blessés qui jonchent nos places et nos chemins ? Comment oublier dans nos engagements comme dans nos prières celles et ceux qui aujourd’hui ont faim et soif, dans leur chair comme dans leur esprit, celles et ceux qui sont nus, sans travail, les étrangers, les exclus, les réfugiés, les prisonniers, tous hommes et femmes revêtus de la même chair que le Verbe de Dieu ?

Ceci est mon corps, livré pour vous ;
ceci est mon sang, versé…
pour que vous ayez la vie !

De ces corps éprouvés comme des esprits tourmentés, il me faut maintenant, à l’instar de ce voyageur de Samarie sur la route qui mène de Jérusalem à Jéricho, résolument m’approcher, les prendre dans mes bras, les porter sur mon cœur, veiller sur eux.

Ce sont eux qui nous disent en ce monde la faiblesse consentie par  Dieu pour venir à notre rencontre, la vulnérabilité de Celui qui a pris le risque de se donner jusqu’à l’extrême d’aimer (Jn 13, 1), pour nous entraîner avec lui, par le chemin de sa Pâque, vers ce Royaume où lui-même essuiera tout larme de nos yeux, où il n’y aura plus de mort, ni de pleur, ni de cri (Ap 21, 4).

« Celui qui vient à moi, promet Jésus, je ne le mettrai pas dehors… C’est la volonté de Celui qui m’a envoyé que je ne perdre aucun de ceux qu’Il m’a donné, mais que je les ressuscite au dernier jour » (Jn 6, 37-39).

Pour un brigand, crucifié à ses côtés et qui le suppliait, Jésus actualise sa promesse : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis ! » (Lc 24, 42-43). Bossuet aura ce commentaire magnifique : « Aujourd’hui : quelle promptitude ! Avec moi : quelle compagnie ! Dans le Paradis : quel séjour ! »

 

À nu sur la croix, Dieu se ré-vèle : littéralement, se dé-voile. Il ôte tous ses vêtements, les discours et les rites dont nous l’avons affublé, avec nos disputes théologiques, nos crispations liturgiques, nos rigueurs canoniques et morales. Au Golgotha tous les voiles des temples et des cénacles se déchirent du haut jusqu’en bas, pour nous découvrir le Corps de Dieu qu’il promet de rebâtir en trois jours, son Corps dans notre temps qui est l’Église.

Corps tout proche, mais qui se montre aussi bien inaccessible à toutes nos tentatives d’emprisonnement dans nos tombeaux. « Ne me retiens pas ! » dira Jésus à Marie de Magdala (Jn 20, 17). Il l’avait annoncé déjà à une autre femme, l’ensorceleuse de Samarie : « L’heure vient – et nous y sommes – où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » (Jn 4, 23).

 

Mais pour le présent, les passants – nous souvent du nombre – s’insurgent : « Si tu es le Fils de Dieu, sauve-toi toi-même et descends de la croix ! » (Mt 27, 42). Si… « Si tu avais été là, Seigneur… » (Jn 11, 21). Si… si… Si Dieu existait… si Dieu était vraiment bon… Disons-le plus directement : si j’étais à sa place…

À l’heure de la croix, Jésus nous entraîne avec lui dans un inquiétant silence. Il nous appelle à descendre dans nos doutes, nos peurs, nos trahisons, nos ruptures… Car c’est dans ces profondeurs seulement, dépouillés de toutes nos prétentions et nos certitudes, que nous pouvons en vérité naître à la foi.

L’Heure de Jésus, l’heure de toute pauvreté, de la désappropriation de soi, devient l’heure de la suprême confiance : l’heure d’une nouvelle naissance !

Mais prenons les choses dans l’ordre ! Dans deux jours, nous allons chanter la joyeuse nouvelle de Pâques. Mais pour l’heure présente, comme beaucoup de nos contemporains, nous ne comprenons rien à ce qui se passe et nous ne savons pas ce que « ressusciter » veut dire. Même si nous en avons entendu parler autrefois, au catéchisme, ayons l’honnêteté de reconnaître que nous ne savons pas – que nous ne comprenons toujours pas – ce que cela peut bien vouloir dire. Peut-être n’y croyons-nous s pas vraiment non plus, car nous ne voyons pas encore – à cette heure – que le mystérieux « passage » de la Pâque débouche sur une Bonne Nouvelle ; qu’il y aura bientôt, au-dessus du vide du tombeau, un messager pour nous ouvrir les yeux et surtout le cœur, et nous inviter à nous avancer « comme à tâtons » sur le chemin de la résurrection.