« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

Introduction au Samedi Saint par le père Philippe Baud

“Où donc est Dieu dans nos silences ?”

Commentaire pour l’Office des ténèbres

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C’était, nous dit-on, une grotte ouverte dans le rocher. Au ciel il y avait des anges qui chantaient, sur terre de pauvres bergers émerveillés, sur le chemin des rois en procession à la suite d’une étoile, et dans la grotte un jeune couple ravi et des langes tout neufs. Un petit d’homme ce jour-là entrait dans notre monde, un Verbe sans parole, un infans : enfant, selon l’étymologie, c’est celui qui ne sait pas parler. Il fut déposé dans une mangeoire. Cela se passait dans une petite bourgade, Bethléem, dont le nom signifie en hébreu : la maison-du-pain.

Aujourd’hui, trente ans plus tard, une autre grotte est ouverte dans le rocher. Au ciel et sur la terre tous les chants se sont tus, les rues sont vides, le silence s’est étendu partout, sur les lèvres et dans les cœurs. Les autorités du Temple se sont retirées pour préparer leur grand sabbat et le procurateur de Judée espère, après ces jours d’agitation, avoir enfin la paix.

Silence.

Où est Dieu ?

Peut-on encore le chercher ?

Devant la grotte, point de moutons ni de bergers. Tous les disciples, éloignés dans la peur, sont allés se cacher. Il n’en reste que deux – les plus vieux, les moins exposés – pour accomplir les démarches administratives et hâter le rite funéraire : Joseph d’Arimathie et Nicodème. Dans le ciel, plus d’étoile, mais des ténèbres sur toute la terre (Mt 27, 45).

Pour envelopper le corps, non plus de langes mais un linceul. Nu il était entré dans le monde, nu il est couché sur la pierre. Sans cri le Fils de l’homme était entré dans le monde ; c’est dans un assourdissant silence que le Fils de Dieu retourne à son Père.

Où est Dieu ?

Où sont les hommes ?

Aucune voix ne s’élève pour répondre. Le dernier verbe prononcé par le Verbe sur la croix a été : « Tout est accompli ». Puis il inclina la tête et remit son esprit (Jn 19, 30).

Le corps par la suite a été descendu de la potence. Sa mère une dernière fois s’est penchée sur son petit. Elle pouvait difficilement reconnaître son fils dans ce cadavre désarticulé. Alors, à proximité, le rocher s’ouvrit pour offrir un tombeau neuf. Puis la lourde pierre fut roulée sur l’abîme des morts ; sur l’abîme des cœurs, saisis par le silence sépulcral des abandonnés.

Dans les maisons de la ville toute proche, les lumières s’allumaient pour le plus solennel de tous les sabbats de l’année. Le même silence gommait aussi, toute affaire cessante, les événements de la journée. Les familles devaient veiller soigneusement à l’accomplissement d’un rituel sacré : « Ce sera un agneau sans défaut, un mâle, âgé d’un an, …égorgé entre les deux soirs. C’est le sacrifice de la pâque en l’honneur de YHWH » (Ex 12,5.6.27).

 

Dans ce silence comme dans cette agitation religieuse s’élève une question :

– Où donc est Dieu ?

Mais aussi bien :

– Où n’est-Il pas ?

 

Sur le retable d’Issenheim, Matthias Grünewald accentue, sur fond de ténèbres, le doigt tortueux de Jean-Baptiste montrant l’Agneau de Dieu, le Christ immolé.

Dès ce jour-là, Pâques n’est plus dans la pâque, le Sabbat n’est plus au jour du sabbat, le Temple n’est plus dans Jérusalem, la Vie n’est plus dans la vie qui meurt. Tout est autrement, tout est ailleurs ! Tout est ici, dans cette fente du rocher (Ex. 33 : 18, 22-23 ; Cant 2, 14), dans cette grotte où repose maintenant un corps inerte, où tout repose dans le silence d’un monde à venir. Tout est ici et maintenant, mais la vraie vie est ailleurs !

 

Où donc est Dieu ?

Dans la beauté du visage de l’enfant qui s’endort, mais aussi dans la souffrance de l’innocence broyée.

Dans la lumière du jour, mais aussi dans l’encre de la nuit.

Qui oserait reconnaître Dieu dans cette victime écartelée, hier suspendue à la croix d’un carrefour comme un épouvantail dans un champ de concombres, « semblable au lépreux dont on se détourne » (Isaïe 53, 3) ? Et pourtant partout et toujours présent. Il remplit tout, et « toute plénitude habite en lui » (Col 1, 19), jusqu’aux abîmes de l’abandon et de la mort. Partout ! sauf là où le cœur se refuse volontairement à aimer… Car il n’y a pas d’autre enfer que là où est rejeté l’amour librement offert.

 

Les Anciens parlent dans leur langage de la descente de Jésus « aux enfers ». Par cette expression, ils évoquent un autre mystère : la visite du Christ jusque dans les obscurités les plus impénétrables de nos cœurs, les méandres les plus lointains de notre Histoire.

Dans le silence de cette journée, laissons le regard de Jésus descendre aux profondeurs de nos cœurs, avec ce même regard qu’il a posé sur chacun de ses disciples, Jean, Judas, Pierre…, sur le jeune homme riche ou sur la femme adultère.

Son regard accueille en chacun de nous ce qu’il y a de plus trouble et de plus infernal, de plus généreux et de plus mort, pour y apporter sa lumière et sa Vie. Lui seul peut regarder la mort des innocents sans détourner son visage, car il fut, à l’heure de sa propre mort, cet homme qui intercédait pour ses bourreaux : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23. 34).

 

« Qu’est-ce qu’un cœur charitable ? se demandait Isaac le Syrien, un saint évêque, au VIIe siècle, dans le Proche-Orient chrétien. Il répondait : « C’est un cœur qui s’enflamme de charité pour la création toute entière, pour les hommes, pour les oiseaux, pour les bêtes, pour les démons, pour toutes les créatures. […] Un tel homme ne cesse de prier aussi pour les ennemis de la Vérité, pour ceux qui lui font du mal, afin qu’ils soient sauvés et purifiés. Il prie même pour les reptiles, mû par cette pitié qui s’éveille dans le cœur de ceux qui s’unissent à Dieu » (voir Isaac le Syrien, éd. A.J.Wensink, p.341)

 

Ainsi dans le silence des rochers le cœur de Dieu bat pour les victimes comme pour les tortionnaires… et même pour les serpents !

 

Où donc est Dieu, dans nos silences ? dans son silence ?

Nulle autre part qu’au-dedans de moi !