Faites vous aussi, comme j’ai fait pour vous.
Introduction au Jeudi Saint
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Dans la liturgie de ce jour, on retrouve les deux émotions qui font la toile de fond des présentes journées où nous ne parlons plus que du virus :
- Angoisse et tristesse d’une part,
- Amour et communion d’autre part.
Il y a de l’angoisse et de la tristesse en ce printemps : Comment en irait-il autrement avec des malades par milliers dans le monde, avec des parents ou amis proches ou lointains confinés dans leur solitude, soudain inatteignables, peut-être enfermés dans l’angoisse, dans la peur de l’inconnu, dans la crainte de perdre leur vie… ou celle d’un être cher, sinon de perdre une situation, un travail, un toit…
Il y a aussi de l’angoisse et de la tristesse au milieu de ce repas festif de la Pâque qui réunit une dernière fois les apôtres (mais ils l’ignorent) et leur maître, car au milieu de repas Jésus annonce que l’un des disciples présents autour de la table va bientôt le trahir. Et voilà qu’entre eux encore, à cette heure décisive, ils se disputent pour savoir lequel parmi eux est le plus grand. Jésus va le leur répéter encore une ultime fois : « Que le plus grand parmi vous prenne la place du plus jeune, et celui qui commande, la place de celui qui sert. »
N’en a-t-il pas lui-même donné l’exemple ce soir en leur lavant les pieds, ce qui était dans une maison patricienne de l’époque la tâche du dernier des serviteurs. (Lc 22, 21-27) ?
Et là nous touchons soudain au message de lumière que nous offre la liturgie de ce Jeudi saint : c’est par un geste d’amour inattendu, inouï dans la société de son temps, que Jésus inaugure les jours de sa Pâque (son passage vers le Père).
Si la table du Jeudi saint est festive, ornée de lumière, peut-être de fleurs et d’une belle vaisselle, c’est parce que le moment de ce repas est celui de la plus intime rencontre, de la plus profonde et fraternelle communion (même si les disciples, sur le moment, n’en ont pas encore pleine conscience) : Jésus nous ouvre ici son Testament, son témoignage, et c’est une action de grâce adressée à son Père (en grec : eucharistie).
Tristesse et anxiété à l’heure de ce repas, mais aussi amour et solidarité : tels sont les sentiments contrastés avec lesquels nous entrons dans ces grands jours de la Pâque. Non pas ma tristesse et mon anxiété – qui seraient repliement sur soi – mais tristesse et anxiété de tous nos frères et sœurs en humanité : non seulement celle des chrétiens qui s’apprêtent à faire mémoire de la Pâque en un moment difficile, mais de tous ceux et celles, quelles que soient leurs croyances, leurs opinions, leurs convictions, qui souffrent en ce monde de maladie, de solitude, de précarité, de trahison ou d’abandon. Tristesse et anxiété de la création qui ne cesse de gémir dans les douleurs de son enfantement.
Cependant le climat pesant de cette soirée est traversé par les gestes et les paroles de l’amour inconditionnel de Jésus, le futur condamné à mort, qui ouvre ici pleinement son cœur à ses disciples : « Je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle amis ! »
Demain, en s’élevant sur le monde, la croix assemblera ces deux dimensions de notre existence humaine : la mort et l’amour, rassemblant toutes nos souffrances et, si pauvre qu’elle soit, notre foi, notre confiance au Dieu qui se révèle en silence au service de l’homme.
Commentaire
Célébrer la pâque, c’est pour nous invitation à entrer dans un passage (sens du mot hébreux) vers le Père. Nous y entrons peut-être en solitude cette année, en raison d’un confinement obligé par la pandémie, mais en communion d’autant plus forte avec tous celles et ceux qui partagent notre foi ou qui mettent leur confiance en Dieu… avec aussi bien tous celles et ceux qui sont morts, et que nous portons comme des vivants dans notre cœur et nos prières… Invitation à rencontrer la Présence de Dieu au creux de notre Histoire et de ses méandres, avec notre corps, notre esprit et cette âme en nous qui est le fond mystérieux de notre être.
Et pour entrer dans la Pâque l’évangile de Jean plante le décor, dessine les personnages et leur donne vie :
Au centre se tient Jésus, qui sait que son « heure est venue » : l’heure de ce grand passage qui va le mener de ce monde vers le Père. Il sait d’où il vient, il sait où il va. Jean nous fait comprendre qu’il a pleine conscience que tout est entre ses mains… Que sa mission est d’entraîner avec lui le monde, la création, chacun et chacune d’entre nous, vers son Père…
Mais il y a aussi dans ce récit l’irruption du mal, de la souffrance et de la mort prochaine, représentée par la personne de Judas… Qu’il soit agent conscient ou non de ce mal ne fait guère de différence. Il incarne ici cette force d’orgueil, d’égoïsme et de méchanceté qui est toujours à l’œuvre dans le monde… cette réalité du Mal qui va mener à la mort de l’Innocent.
Il y a aussi Pierre, sans doute généreux, mais primesautier et souvent maladroit… lui qui, comme beaucoup d’entre nous peut-être, est rempli d’amour pour Jésus, qui sait au fond de lui que c’est de lui qu’il tient sa vraie Vie… mais qui comprend si mal sur le moment ce qui se passe…
Dans ce grand tableau (comme dans la Cène de Léonard de Vinci), les corps ne sont pas inertes, ils sont en mouvement.
Jésus d’abord crée le mouvement : il se lève de table, ôte ses vêtements, prend un linge et une cuvette, et s’agenouille pour laver les pieds de ses disciples…avec ses mains !
Notre imagination est portée ici par toutes les représentations qui ont été faites de cette scène : Jésus à genoux devant ses disciples, leur lavant les pieds et les essayant soigneusement avec le linge…
Mais soulignons l’aspect insolite de cette scène : un homme – l’Homme-Dieu – qui a « tout entre ses mains », et qui ouvre ses mains pour laver, essuyer, prendre soin des pieds endoloris de ceux qui ont marché tout le jour avec lui.
Il s’est levé pour mieux s’agenouiller, s’incliner, s’abaisser. Résonne ici à nos oreilles l’hymne de l’épître aux Philippiens (2, 6-8) :
Lui qui possédait depuis toujours la condition divine…
… il s’est lui-même dépouillé de tout ce qu’il avait, prenant la condition de serviteur… devenant obéissant jusqu’à la mort, la mort sur une croix.
Des gestes très simples que nous faisons tous un jour ou l’autre, peut-être pas pour laver des pieds… mais pour soulager une souffrance, langer ses enfants, pour prendre soin de vieux parents, consoler une solitude, tenir la main d’un mourant… ou pour écrire une lettre d’amour, offrir un repas ou une corbeille de fruits… Des gestes si simples qu’il n’y a rien à en dire, mais qui traduisent pourtant l’aujourd’hui de la présence de Dieu, ici et maintenant, à nos côtés, les mains ouvertes, accueillantes, caressantes, soignantes…
Or c’est avec de tels gestes que l’univers peut basculer… Ne cherchons plus au ciel, dans les nuages, loin de nous, la présence de Dieu et son amour… Il suffit de baisser les yeux, de tendre l’oreille aux besoins de nos frères et sœurs en humanité. Point n’est besoin de demander à Dieu de nous laver tout entier, car il se tient déjà à nos côtés et nous appelle ses amis.
C’est bien là, dans ces gestes si simples et parfois pour nous si difficiles à accomplir, que se trouve la Présence réelle de Jésus, le sacrement de son corps livré et de son sang versé.
Aujourd’hui, en l’absence d’une eucharistie solennelle dans une église illuminée et fleurie, privé de communion sacramentelle mais non pas de la communion fraternelle de l’Église invisible, regardons nos mains : songeons aux services qu’elles n’ont pas su ou pas pu rendre… et à tous les services nouveaux qu’elles pourront accomplir demain. Il y a tant de manière d’aller au-devant des uns et des autres ! … avec nos mains tout simplement.
Nous répondrons ainsi au désir de Jésus :
« C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. »