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« Mon père était un Araméen errant » Dt 26, 5
Le Carême est une invitation au voyage. Plus encore, le Carême est un voyage en soi. Un voyage qui nous conduit vers une destination toujours in-ouïe, d’une beauté renouvelée, Pâques, la « fête des fêtes ». Ce voyage est initiatique et pas seulement pour les catéchumènes. Un théologien orthodoxe, Alexandre Schmemann[1], a repris de façon heureuse cette métaphore voyageuse. On ne peut qu’inviter à découvrir ses écrits lumineux tant ils parlent au cœur de la vie de tout disciple du Christ. Comprendre que la destination est aussi belle que l’insondable Mystère du Vivant, éclaire ce chemin en le qualifiant même.
Nul besoin d’un billet d’avion pour ce voyage et reconnaissons que cela simplifie bien nos affaires dans la situation actuelle de cette pandémie sans fin, d’ailleurs « longue comme un carême ». On peut s’interroger cependant : parler de fête, de voyage n’est-ce pas une façon de nous détourner du sérieux de ce temps de préparation, une facilité pour le « sauver » de sa triste réputation d’austérité ?
Résolument, le temps de ce Carême 2021 s’ouvre pour nos communautés chrétiennes comme un défi et un Kairos[2]. Car pouvons-nous faire l’abstraction du paysage ambiant ? La crise sanitaire est toujours là. Les mots de « contraintes », de « privations », de « distanciation des liens », « d’angoisse », de « lassitude », de « nombre de malades et de morts », « peur » nous sont devenus si familiers depuis déjà de nombreux mois qu’ils « saturent » l’air ambiant ad nauseam. Comment allons-nous célébrer la Pâque du Seigneur cette année ? nul ne le sait à ce jour. Comment allons-nous répondre à la paupérisation en constante accélération de toute notre société, fragilisant dangereusement nos liens ?
Ces défis nous invitent à vivre ce Carême dans une attention renouvelée pour retrouver la présence et l’amour de Dieu au plus profond de nous-même, et ce dans les gestes les plus simples de nos vies. Les ingrédients sont bien connus : le désert, le jeûne, le silence, la lecture, l’écoute assidue de la Parole de Dieu, la liturgie, le combat spirituel, la rencontre et le partage avec les plus fragiles. Nous espérons par le site ecclesiola.fr vous aider – très modestement – à nourrir vos ecclesiolae, en créant du lien entre nos différentes expériences.
Deux points sont importants dans cette attention renouvelée : le premier concerne la question du contenu même d’un Carême. La réponse est aussi simple que peut-être déroutante : le carême est avant tout une liturgie du jeûne. Son histoire depuis les origines en atteste. De siècle en siècle, c’est le jeûne pré-pascal qui a défini le carême jusque dans sa durée (quarante jours) et sa mise en place s’est faite de façon aussi complexe que progressive. Nous développerons cette question ailleurs. Cette insistance sur le jeûne par nos pères dans la foi doit nous parler sans détour : si on peut repérer certes de multiples façons de jeûner (rapport aux « écrans », divertissements etc…), le jeûne « source » est avant tout une privation de nourriture et rien d’autre. Retrouver ce fondamental anthropologique commun à toute notre humanité -et que nous avons sans doute aujourd’hui perdu dans beaucoup de nos Eglises – n’est pas sans conséquence sur notre vie dans l’Esprit. En associant le mot liturgie à celui de jeûne, on souligne l’importance de ne pas le dissocier de la prière, de l’écoute de la Parole de Dieu, de son caractère non individuel mais communautaire. Le jeûne appelle à des propositions concrètes et réalistes, bien sûr dans la souplesse de chaque situation de vie personnelle et familiale. Nous essaierons d’approfondir aussi cette question durant ces jours.
Ensuite le jeûne n’est pas, bien évidemment, un but en soi mais un portail pour aller -en plus grande liberté- vers soi-même, dans un chemin de conversion, de « retournement de l’âme » (métanoia[3]). C’est à l’école de Saint Ephrem – dans une prière chère aux Eglises d’orient – que nous apprendrons à plonger au plus profond de nos mémoires encombrées, ouvrant à une « anamnèse essentielle » selon une formule des Pères du désert. Cette démarche est décisive pour la Rencontre. La prière de Saint Ephrem (disponible ICI) nous accompagnera chaque jour et sa formulation aussi simple que dense appellera aussi à un approfondissement de son contenu. Se confronter à nos limites, à notre péché fait émerger de la tristesse. Alexandre Schmemann aime à parler de cette tristesse, comme d’une tristesse radieuse, lumineuse. C’est la Joie pascale qui est au cœur de la métanoia.
Vivre le carême comme un voyage, c’est recevoir l’Eglise elle-même comme un pèlerinage, comme un mouvement, comme une Attente. « Mon père était un Araméen errant[4] ». François Cassingéna-Trevedy commente ce verset ainsi : « Voilà notre première profession de foi, et chacun de nous, si établi, si assuré, si installé qu’il se prétende, doit retrouver aujourd’hui, sur son arbre généalogique, ce « père » dont il descend, et l’errance bienheureuse de cette origine. »[5]
Sous la cendre, la braise de la Pâque !
Bon et Saint Carême !
[1] Alexandre Schemann, le grand carême, spiritualité orientale n°13, édition de l’Abbaye de Bellefontaine, p 11.
[2] Mc 1,15
[3] Mc 1, 15
[4] Dt 26, 5
[5] François Cassingena-Trevedy, Leçons théologiques et spirituelles d’une crise sanitaire, Janvier 2021 colloque de l’I.S.L.