« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

Homélie – 5ème dimanche de Pâques – Année C

5e Dimanche de Pâques
— samedi 18 mai 2019 — Saint-Eustache
Homélie de frère Gilles-Hervé Masson o.p. (11:21)
Ac 14, 21b-27 / Ps 114 / Ap 13, 1-5a / Jn 13,31-35
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Il me semble que c’est vraiment de cette parole que nous venons d’entendre dans l’Évangile qu’il nous faut repartir. D’abord, pour nous laisser peut-être étonner de ce que nous entendons dans ce chapitre 13e autour des versets 30.
Un moment qui est grave, un moment qui est sombre. Vous avez entendu, Judas est déjà sorti du tableau, et Judas, c’est celui par qui le malheur va arriver. Dans cette histoire, Judas c’est le porteur de mort. Judas c’est celui qui est mort lui-même dans sa trahison. Et pourtant dans ce moment-là, Jésus parle de cette « gloire ». Non seulement une gloire qui va arriver, mais une gloire qui lui est déjà donnée.
Lorsque nous pensons « gloire » en général nous pensons fulgurance, sur-lumière, déploiement de force et de puissance et ici, Jésus nous dit tout autre chose. Ce qu’il nous donne à entendre, ce qu’il nous donne à croire, ce qu’il nous invite à accepter, c’est d’entrer sur ce chemin de glorification qui est le sien, mais une glorification sous les espèces du service, sous les espèces de l’abandon, sous les espèces de l’amour. La gloire de Jésus, celle qu’il reçoit — bientôt dans la résurrection bien sûr, dans la victoire par après, mais dès à présent — dans le moment où il se donne lui-même, c’est cette densité d’être qu’il met dans le don de lui-même à ceux et celles qu’il aime, en l’occurrence nous, à Celui qu’il aime en premier, de qui il reçoit tout, en l’occurrence son Père.
Et si nous-mêmes nous sommes sur un chemin de gloire, glorifiés en lui, eh bien, ça ne se vérifie que si nous acceptons d’être passés au feu de ce creuset de l’amour, et ce nous est une très très grande exigence. C’est sans doute pour ça que saint Jean (parce que c’est chez lui principalement
que ça se trouve), c’est sans doute pour cela que saint Jean insiste tellement sur le — non pas l’impératif d’aimer — sur le « commandement » d’aimer : commandement. Ceux qui entendent ça de la bouche de Jésus comprennent très bien. Ils avaient déjà des « commandements », il y avait ces paroles venant de Dieu via Moïse pour les aider à structurer, à baliser leur vie, à structurer leur agir vertueux, religieux, les aider à trouver et à se tenir sur les chemins de la justice. Et ils savent qu’avec ces commandements-là on ne badine pas. Ce sont des paroles qui s’imposent, qu’il faut recevoir, avec lesquelles on se bat parfois parce qu’elles peuvent exiger beaucoup.
Et donc, Jésus donne un « commandement » « nouveau », qui a ses racines dans l’Ancien Testament aussi on le sait, dans le Lévitique, mais un commandement nouveau, commandement nouveau — et vous avez remarqué qu’il l’a répété à plusieurs reprises : celui qu’il fait à ses disciples de s’aimer les uns les autres.
J’imagine que vous aurez été sensibles, ça revient comme une litanie dans la deuxième partie de l’évangile qu’on a lu ce soir : « Je vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les uns les autres », « comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres », « à ceci
tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres ». Et quand on lit les autres textes de saint Jean, notamment ses écrits ou d’autres passages de l’Évangile, on voit bien qu’il insiste à temps et à contre-temps sur ce commandement de l’amour, sur l’impératif d’aimer, sur l’urgence d’aimer.
Il y a un petit mot sur lequel je voudrais attirer votre attention. J’imagine que vous me voyez venir, mais tout de même … : « Je vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. ». « Comme je vous ai aimés ». Vous savez, sous la plume de Jean, cela ne nous laisse pas à la surface des choses, cela nous entraîne un peu loin, on pourrait s’imaginer que Jésus nous avait donné un magnifique exemple d’amour et que nous sommes invités à aimer comme il a aimé. Mais en réalité, ce « comme » dit un peu plus que ça. Ce qui va passer de lui à nous, ce qui va circuler entre nous, ce qui, on peut l’espérer, circulera aussi à l’extérieur de notre communauté, c’est vraiment ce même amour, pas simplement un bel exemple, mais cette même qualité d’amour qui va du Père au Fils, et qui va du Fils à ses disciples, qui circule entre les disciples, et qui peut rejoindre le monde entier. « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres » : de cet amour dont je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres.
J’imagine qu’il y a une objection qui se lève tout de suite, on va se dire : le programme est très très beau ! il n’y a qu’un malheur, c’est que de notre qualité d’amour à nous, à la qualité d’amour du Seigneur Jésus, comme on dirait aujourd’hui « même pas en rêve »… il y a des univers qui nous séparent de ça, c’est tout bonnement impossible ! Et pourtant non, c’est bien à cela que nous sommes invités : nous aimer les uns les autres de cette qualité particulière d’amour que Jésus reçoit de son Père et qu’il partage à ses disciples, et ne l’oublions jamais, au monde entier. C’est vrai que saint Jean lorsqu’il parle de ça, il en parle d’abord à la première communauté à laquelle il s’adresse, mais in fine, cet amour-là, il est à destination du monde entier.
Je ne reviens pas sur la première lecture, celle des Actes, mais je voudrais tout de même dire juste un mot, pratiquement pour conclure sur la page que nous avons entendue de l’Apocalypse. Je sais bien que, en général, l’Apocalypse c’est un peu le livre dont on ne sait pas très bien quoi faire. On se dit : c’est codé de A à Z , on ne comprend rien, les visions sont très souvent très très surréalistes … Mais nous sommes en présence d’une « apocalypse », il y en a plusieurs dans l’Écriture, notamment dans Isaïe. C’est à dire que c’est une parole ultime. C’est une parole paroxystique. Elle est dans la ligne de la tradition de la parole prophétique, et la parole prophétique, vous le savez, elle rappelle toujours le dessein de Dieu à temps et à contre-temps. Surtout, surtout, dans les moments où ça ne va pas, dans les moments de persécutions, dans les moments où on perd pieds, dans les moments où on sort de route. Le prophète élève la voix, et celui qui a une révélation d’apocalypse pousse un peu cette logique de la Loi jusqu’au bout, de manière un peu paroxystique, et parfois — même pratiquement toujours —, avec des images qui ne peuvent pas ne pas heurter la sensibilité, car tout son propos est bien de percuter ses auditeurs, pour les convoquer à entendre une parole qui a vraiment quelque chose à leur dire.
Ici, quand on arrive vers la fin de l’Apocalypse, puisque nous sommes au chapitre 21, nous avons ces quelques versets et, au fond, c’est là-dessus qu’on peut conclure. Je vous parlais à l’instant de cet agapé, de cet amour de charité dont Jean nous entretient souvent. Eh bien, cet amour de charité, qui est le principe même du don que Jésus fait de lui-même, il est une force de nouveauté à laquelle je crois. Même nous, souvent, les chrétiens finalement, nous ne croyons pas tout à fait. Alors il nous est bon d’entendre ce soir cette contemplation du visionnaire de Patmos qui voit toute cette nouveauté, toute cette nouvelle création, ce qui était en premier. Ce qui était d’abord, dit-il, est parti, quelque chose de nouveau est arrivé, et ce soir on nous a laissés sur ce verset où le Seigneur dit : « Voici je fais toutes choses nouvelles. »
C’est avec cette question que je voudrais nous laisser ce soir : quel crédit accordons-nous à l’urgence du commandement d’aimer ? Quel crédit accordons-nous à la puissance qu’il y a dans cette conversion à l’amour ? Si simplement nous commencions à la mettre en oeuvre ! Non pas
simplement pour faire un monde « gentil, gentil », un peu « bisounours », mais un monde tonique, un monde qui sait où il est, un monde qui regarde le Mal et qui l’affronte, un monde qui ne s’en laisse pourtant pas conter, qui ne se décourage pas ; un amour qui nous permette vraiment à nous-mêmes d’avancer dans la foi, petit à petit, de nous transformer et de transformer, de ressaisir la Création pour entrer dans cette Nouvelle Création, à laquelle la résurrection du Seigneur Jésus a ouvert le chemin.
Lorsque nous entendons Jésus parler avec les siens au chapitre 13, nous savons que nous sommes au tout bord d’un moment si dramatique : celui où le Seigneur Jésus sera comme dessaisi de lui-même. Mais il n’est pas dessaisi de lui-même, il le dit : « Ma vie nul ne la prend, c’est moi qui la donne »… Je la donne pour renouveler toutes choses, je la donne par amour, je la donne pour dire que l’amour va jusque-là, peut aller jusque-là, et peut même aller au-delà. Il dit « j’ai le pouvoir de la donner, j’ai le pouvoir de la reprendre » or, nous savons qu’il ne reprend rien, il va jusqu’à la croix, et sa mort sur la croix, il est déposé au tombeau. Mais il traverse la mort, il ressuscite et s’il ressuscite, c’est pour que nous ressuscitions avec lui. Nous avons vocation à être des êtres renouvelés, nous avons aussi vocation à être des êtres renouvelants. Alors nos vies, elles sont ce qu’elles sont, j’imagine — chacun, chacune d’entre nous le sait — avec leurs grandeurs, leurs petitesses, leurs difficultés, les coups durs. Nos vies sont ce qu’elles sont, mais nous avons tout de même vocation à être renouvelés, et je dis aussi renouvelants, parce que les derniers qui ont vocation à faire triste mine dans ce monde si difficile, si dur, si violent, vraiment les derniers qui ont vocation à « faire la tête » et à faire grise mine, c’est bien nous ! Si vraiment nous faisons la tête, c’est que quelque part nous ne croyons pas vraiment ce que nous entendons ! Or, nous y croyons et nous entendons le Seigneur nous dire : « voici je fais toutes chose nouvelles ».

Recevons cette parole laissons-nous nous-mêmes renouveler.

AMEN