« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

Homélie – La Croix glorieuse- 14 septembre 2025

la Croix Glorieuse
— 14 septembre 2025 — Saint-Eustache —
Homélie du frère Gilles-Hervé Masson o.p. (9:34)
Nb 21, 4b-9 / Ps 77 (78) / Ph 2, 6-11 / Jn 3, 13-17
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Tout commence par ce découragement du peuple dans le désert et, une fois de plus, ses récriminations, c’est-à-dire son manque de foi pour ce Dieu qui  l’a tiré de la servitude d’Égypte. Et du coup, comme cela arrive très régulièrement, c’est comme une épreuve de force. Le peuple refuse son cœur, se laisse fatiguer par ses fatigues, se laisse alourdir par tout ce qui l’empèse et il pèche contre le Seigneur, ce qui appelle le plus souvent une sorte de sanction, et immédiatement après le remède.

Le remède, c’est cette figure de la croix, dans l’Ancien Testament, précisément au livre des Nombres. Figure, signe qui annonce le serpent d’airain, notre caducée, ce symbole non pas de mort, mais ce symbole de vie. Et je vous invite à retenir, notamment de cette lecture, ce qui nous est dit dans les derniers versets : « Fais-toi un serpent brûlant, et dresse-le. Quand un homme était mordu par un serpent et qu’il regardait vers le serpent de bronze, il restait en vie ! » Regarder le serpent est pour nous, aujourd’hui, contempler la Croix du Seigneur Jésus, la « Croix glorieuse » comme nous le disons ce jour.

Nous avons comme deux rendez-vous avec la croix, mais qui n’en font en réalité qu’un seul. Le premier, c’est le Vendredi saint, c’est la rencontre avec le Golgotha, c’est l’affrontement avec ce que la croix a de plus sombre. Le Vendredi saint, ce que nous vivons avec le Seigneur c’est son apparent échec. Ce que nous vivons avec lui c’est son extinction. Il meurt et il meurt vraiment. Tant et si bien que tout le jour du Samedi saint qui est un jour a-liturgique, vide de toute célébration, sauf la liturgie des Heures. Nous ne célébrons pas l’eucharistie, nous ne célébrons pas le repas pascal qui attend la résurrection. Nous vivons ce tunnel de doute et d’espérance. Y aura-t-il ou non ce que le Seigneur a annoncé en utilisant ce mot longtemps incompris de ses disciples : une « résurrection » ?

Et aujourd’hui effectivement, la Croix Glorieuse met beaucoup plus l’accent sur l’aspect lumineux de la Croix qui, pour nous, n’est pas arbre de mort mais bien arbre de vie. Dans tout cela, il y a une chose qui peut peut-être nous interroger, et j’imagine que ça nous interroge tout le temps : pourquoi est-ce que, régulièrement, on entend revenir ce « il faut » : « De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle. » Lorsqu’il reviendra sur les évènements de Pâques que les disciples d’Emmaüs n’ont pas compris, Jésus redira cela : « Il fallait que… »

Alors, qu’est-ce à dire ? Est-ce qu’il y aurait, par hasard, au-dessus de la tête du Seigneur une espèce d’anankè, de moïra, de fatum en latin ? de fatalité en français, quelque chose d’absolument inévitable ? En fait, le vrai, c’est que pour le comprendre il faut songer à deux choses : la logique qui est celle du Seigneur et les logiques qui sont celles de notre monde. Les logiques de notre monde d’abord, elles sont très très loins d’être unifiées et concordantes vers le bien et même vers l’amour. L’histoire du monde n’a jamais été simple, mais pour peu qu’on regarde un peu les infos tous ces temps-ci, on voit bien que le monde est tellement fragile. Et on voit même, avec une impudence à peine croyable, des puissants, parfois même labellisés chrétiens, quelle que soit leur étiquette seconde — protestants, orthodoxes, évangéliques, catholiques — des puissants qui ont apparemment oublié telle ou telle béatitude : « heureux les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu ».

Et puis, il y a la logique du Christ. Il y a cette logique d’amour qui est la sienne, qui est au cœur de notre foi ; cette logique avec laquelle il vient affronter à mains nues, avec sa seule personne, avec la force de sa Parole, avec la force de son intention d’amour, toutes les puissances de non amour,
de refus et finalement de mort. Il est assez clair que, dès lors que l’on choisit de ne pas rendre coup pour coup, dès lors que l’on choisit de refuser d’entrer dans une logique de haine, mais que l’on choisit aussi de rester dans une logique de combat contre le mal, on ne peut que prendre le risque d’être broyé. Et c’est ce qui est arrivé au Seigneur. Et cette douceur, cette non-violence qu’il offre au monde en signe et en exemple, ce n’est pas le signe d’une faiblesse ou d’une mollesse, c’est tout le contraire ! Il a la douceur des forts. Il sait à quoi s’est tenir, mais il ne se dérobe pas, et quand je prononce ces mots j’imagine que vous reviennent plein de passages que nous entendons pendant les Jours saints.

Pour contempler aujourd’hui ce Mystère de la Croix, nous avons entendu en deuxième lecture l’épître de saint Paul aux Philippiens, au chapitre deuxième, la célèbre « Hymne aux Philippiens ». J’aime bien rappeler le verset qui précède juste ce que l’on entendu : « Ayez entre vous, (en Église), les sentiments qui étaient ceux du Seigneur Jésus. Lui, qui était de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu… » Et en contemplant cette hymne aux Philippiens, on voit toutes les épaisseurs d’humanité auxquelles le Seigneur a consenti à s’associer : ll a pris notre condition d’homme, c’est-à-dire qu’il est entré dans les logiques de ce monde-ci, avec tout ce qu’elles ont de si dangereux. Et même plus que cela, il est allé jusqu’au bout. Il y a une espèce de deuxième abaissement lorsque après avoir pris notre humanité il en assume jusque la mortalité. Il meurt. Mais cette mort n’est pas la fin de tout. Il y a le don que Jésus fait de lui-même : « Obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix — dit saint Paul — Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom ». Et dès lors nous pouvons proclamer « Jésus Christ est Seigneur à la gloire de Dieu le Père. »

Nous pouvons regarder, ce dimanche, vers la Croix du Seigneur. Nous devons regarder vers la Croix du Seigneur. Nous ne pouvons pas oublier la part de ténèbres qui donne lieu à la croix qui est le Mystère même de notre humanité. Mais comme l’a fait Nicodème, à l’école et à l’écoute du Seigneur Jésus, nous pouvons nous dire ces paroles qui sont magnifiquement réconfortantes. Si nous regardons vers la Croix, que nous ajoutons foi au don que le Seigneur fait de lui-même, alors, nous pouvons entrer en vie éternelle, nous pouvons inscrire notre existence, nous pouvons inscrire nos efforts, nous pouvons inscrire notre désir sur une ligne de fuite d’éternité.

Et surtout, il y a ce dernier verset de saint Jean — il y a plusieurs passages comme ça dans l’Évangile ou dans les épîtres — qui est tellement réconfortant : « Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. »

Demandons au Seigneur, en regardant la vie du monde tel qu’il va, de nous garder toujours lucides, c’est-à-dire de voir les choses le plus possible comme elles sont mais, les regardant comme elles sont (et ce n’est pas toujours encourageant), demandons-lui aussi la grâce de reconnaître cette brèche que la résurrection du Seigneur a créée dans le mur de la mort. Une brèche qui fait que nous ne sommes pas bornés par toutes les forces adverses qui voudraient nous interdire d’exister, mais au contraire, nous sommes invités, comme le Seigneur Jésus l’a fait, avec force et douceur et détermination, à lutter contre la mort et le non-amour.

Et nous sommes invités aussi à témoigner de cette magnifique espérance que nous donne la
Passion, la mort et la résurrection du Seigneur.

AMEN