« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

La liturgie du jeûne et du festin à la maison

Au terme des quarante jours pendant lesquels l’Église s’est préparée à célébrer la Pâque, par « la prière, la pénitence et le partage » (Missel romain, Dimanche des Rameaux), voici venir les Jours Saints nous convoquant à suivre les pas du Christ lui-même, dans sa Passion et sa Résurrection.

Ce temps, plus encore que les autres moments de l’année liturgique, sollicite notre corps, appelé comme il est à se transformer à l’image de celui du Christ : corps offert, trahi, torturé, meurtri, abandonné, oint et enseveli, ressuscité. Mais si le Christ a véritablement fait expérience de cela dans son corps, ce n’est que par des signes et des rites – ceux que ces Jours Saints nous offrent – que nous revivons sacramentalement cette expérience dans notre propre corps, afin d’avoir en nous « les dispositions qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 5). C’est bien cet « horizon christique », et non nos propres actes ou efforts, qui doit orienter notre participation aux mystères que nous célébrons.

C’est donc dans cet « horizon » que prennent tout leur sens trois pratiques qui nous viennent des chrétiens nous ayant devancé, et qui encore aujourd’hui nous sont proposées : la prière, le jeûne et l’aumône. Trois pratiques dont la finalité est bien celle de nous « disposer » à célébrer les mystères que les Jours Saints réactualisent, en nous conformant ainsi au Christ lui-même dont les sentiments furent bien habités, au cours de ses derniers jours vécus « parmi les siens » (Jn 1, 14), par la prière et le désir d’aimer « jusqu’au bout » (Jn 13, 1).

Comme cela fut pour Jésus, nous devons « habiter » ces pratiques sans les dissocier, de la même manière que les Jours Saints sont indissociables. Ces Jours nous font en effet passer de la joie à la joie, en traversant – telle une Pâque – par le drame de la déréliction de la mort et du tombeau.

Aussi, la table festive du Jeudi Saint, sur laquelle on avait fait mémoire du souper du Seigneur, se transformera, le Vendredi et le Samedi Saint, en table dépouillée d’aliments abondants et recherchés, en mémoire du Seigneur mort et enseveli et, le Dimanche de Pâque, s’enrichira enfin « de bonnes choses et de viandes savoureuses » (Is 55, 2), afin de signifier la joie de la présence du Ressuscité s’invitant « chez les siens » (Jn 1, 11).

On le voit, le partage de la table – qu’elle soit dépouillée par l’abstinence de nourriture ou richement apprêtée pour signifier la joie – est profondément communautaire, ainsi que l’est la pratique du jeûne. C’est probablement cette attitude qui distingue le jeûne pratiqué par les chrétiens de celui qui est prôné par nos contemporains en réaction d’une société consumériste ou à la recherche d’un mode de vie plus tempérant et plus frugal.

Le jeûne chrétien n’a pas une fin en soi, mais il se fonde sur la parole du Christ – « …des jours viendront où l’Époux leur sera enlevé ; alors ils jeuneront » (Mt 9, 15). C’est donc à la suite du Christ, pour répondre à sa parole, que les chrétiens pratiquent le jeûne, afin de participer à ses mystères, tels que lui-même les a vécus – le jeûne du carême inauguré par lui au désert –, et afin d’attendre « vigilants dans la foi » son retour – le jeûne eucharistique signifiant l’attente eschatologique.
En ce sens, le jeûne chrétien n’est pas individuel mais, à la fois, personnel – il sollicite librement mon propre corps – et ecclésial – il concerne le corps tout entier de l’Église. Cela fait mieux comprendre la raison pour laquelle les chrétiens ont toujours retenu l’aumône comme un prolongement de la pratique du jeûne, dans une conscience aigüe de la dimension éthique de cette pratique. À l’exemple du Christ, le jeûne doit disposer à reconnaître et à mettre en pratique sa parole : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». Dans la pratique du jeûne chrétien, la table sobrement dressée, signe du corps se privant de nourriture ou se nourrissant de l’essentiel, dispose à une attention privilégiée à l’égards des pauvres, c’est-à-dire aux membres du corps de l’Église laissés pour compte.

C’est ainsi que, tel un sacramental, dans le silence grave des Jours Saints et par la pratique de la prière, du jeûne et de l’aumône, la table du foyer domestique deviendra signe eschatologique du banquet du Royaume à venir.