« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

La Présence à huit-clos

La Présence à huis-clos, ou seconde lettre pascale aux amis confinés.

Le soir, ce même jour, le premier de la semaine, et les portes étant closes, là où se trouvaient les disciples, Jésus vint au milieu d’eux et il leur dit : « Paix à vous ! » (Jn 20, 19).

Confinement. Concentration. Circonférence. Intériorité. Recueillement.
Comme le centre permet de construire le cercle, le cercle conduit au centre, surtout s’il s’entoure de silence, surtout lorsqu’il sait faire silence.
Il est temps de laisser parler en nous l’image amoureuse du poète (Éluard) : « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur ».

Le confinement est une contrainte qui s’impose à nous : tâchons d’en faire quelque chose.

Tâchons de confectionner quelque chose avec la contrainte. Pas seulement un masque… Pas un masque, mais un révélateur.
C’est en confectionnant quelque chose avec la contrainte même que l’homme exerce sa liberté. C’est à travers ce retournement de la contrainte en liberté qu’il révèle son génie et sa magnificence. Son inaliénable humanité.

Au milieu du confinement, de la concentration, de la circonférence (si nous savons nous recueillir et demeurer en silence), il y a un vide à discerner, à accepter, à accueillir.
Dans cet espace vide (qui d’ordinaire nous fait peur et que nous évitons sans cesse), il y a quelque chose qui advient. Il y a une Présence qui advient. Cette Présence (appelons-la de ce simple nom, pas davantage pour l’instant, pour longtemps), cette Présence ne brise pas les portes et n’entre pas par effraction. « Il ne crie pas, il n’élève pas le ton, il ne fait pas entendre sa voix au dehors. » (Isaïe, 42, 2).
Elle advient tout simplement, elle émane du tout-bas, elle monte en nous, obscurément. Elle émane et se fait doucement invasive, comme une lumière, comme un parfum, comme une source qui monte de la terre.
Ne mettons pas la main sur elle ; ne mettons pas trop vite de nom sur elle, car elle transcende tout nom.

Le confinement, la concentration provoque en nous l’avènement de l’immense et l’innommé. Au milieu. La Présence est notre hôte, le plus discret des hôtes. Le plus discret des habitants. Le plus immense des habitants. Le plus doucement envahissant des habitants.
Non pas autoritaire, mais immanent, non pas asséné d’en-haut, mais en train de sourdre du très bas. « Ton Nom est une huile qui s’épanche. » (Cantique des cantiques, I, 3). « La maison s’emplit de la senteur du parfum. » (Jn 12, 3).
L’émergence, l’avènement de cette Présence inouïe en nous est à vrai dire le seul événement capital de nos très humaines journées.
Un événement que nous fuyons si souvent, et dont nous ne sommes guère familiers, parce que nous en recherchons d’autres, plus sensationnels…
Notre vie « spirituelle », que nous qualifions hâtivement de spirituelle, peut être parfois encore si matérialiste ! Cultivons, approfondissons « l’événement » de notre vie.

Mais au fait, quel visage, quels visages prend cette Présence qui s’invite au milieu de notre vide ?

Celui de tel ou tel, de tel et tel et de tel autre encore. Celui de tel ou tel qui nous tient à cœur, et qui est comme le centre de gravité de notre cœur, et qui est, tout bas, le trésor de notre cœur.
Le visage de celui-là, de celle-là, de tous ceux-là dont nous avons le souci, et vers lesquels notre cœur gravite.
Dans la Présence, d’innombrables présences confluent et cristallisent. La Présence récapitule en elle tous ceux qui « demeurent » en nous, comme nous « demeurons » en eux.
Nous sommes habités, et du fond de cet espace, soigneusement laissé ouvert au fond de nous, au milieu de nous, c’est le Monde entier qui monte.
C’est ainsi que le confinement – la concentration transfigurée par notre liberté créatrice, nous dispose à l’irrésistible et douce irruption, en nous, de l’Universel.
En ces jours que nous traversons, le monde n’est plus le simple sous-entendu utilitaire de notre existence confortable : nous nous éveillons chaque matin au Monde comme à cet Entier naturel dont nous portons l’épreuve et le souci.
En poètes du confinement (comme de tout le reste), essayons de faire de la prison un cénacle : en ces temps de corps à Corps, de prise de conscience aiguë de la solidarité du Corps humain, chaque monade peut se découvrir tabernacle de la Totalité.
Il y a là un exercice spirituel pour tout homme de bonne volonté, un lieu de communion pour tous les hommes de bonne volonté par-delà les frontières tellement relatives du croire et du non-croire.

Voilà, en ces jours, le très simple et très grand exercice spirituel qui nous est proposé.
Il ne nécessite pas beaucoup de mots (« ne rabâchez pas comme les païens », Mt 6, 7).
Le confinement, matière qui s’offre à notre travail silencieux de « confection », peut nous ouvrir à une conversation nouvelle avec la Présence : cette Présence qui « advient en chair » (Jn 1, 1), en toute chair de ce monde dont nous sommes.

Le confinement peut être la chance d’une conversation plus profonde et plus vitale entre nous ; celle qui nous fait lever le voile (c’est si rare, au fond) sur l’essentiel qui nous travaille, qui nous inquiète, qui nous habite, qui nous unit.

Nos ritualités chrétiennes habituelles sont en ce moment suspendues et cela peut nous coûter, la chose est bien compréhensible.
Mais ne nous hâtons pas de combler ce vide, de saturer l’espace par un excès de spectaculaire et de virtuel. Plutôt que d’ajouter, tâchons d’approfondir.

La vraie vie spirituelle n’a pas horreur du vide, au contraire. Il faut bien qu’il y ait de l’espace, du vide, pour qu’« Il se tienne au milieu de nous ».

Autrement. Tout autre.
Un moment favorable nous est offert pour que nous explorions d’autres voies. Des voies plus exigeantes et plus fécondes que nous avions peut-être oubliées et que les conditions de vie de demain nous rendront certainement indispensables. « Toutes portes étant closes » malgré nous, mais aussi de notre plein gré, laissons venir à nous, laissons monter en nous : nulle circonstance, nul obstacle ne saurait entraver l’avènement de la Présence, constellée de tous les visages du Monde.

 

Frère F. Cassingena, moine à l’abbaye St Martin de Ligugé