Texte en version PDF: cliquer ICI
Le seuil
Nous voici au seuil de l’Évangile. Un seuil, c’est une voie de passage. Le Jourdain est un seuil : c’est là que les Hébreux sont passés de l’errance à l’installation en terre promise ; c’est là aussi que les exilés de Jérusalem, quelque 700 ans plus tard, sont passé de l’exil à la liberté (conditionnelle toutefois, car Israël n’était plus désormais qu’une province perse). Ce seuil est ici marqué de différentes manières.
D’abord d’un titre, qui est un projet d’écriture : “Commencement de l’Évangile de Jésus, Christ, Fils de Dieu”. Marc veut faire passer ses lecteurs d’une réalité – leur présent – à une autre qualifiée d’“Évangile” : “Joyeuse nouvelle”. Ce seuil fait donc entrer dans la joie. Et cette joie a un nom : “Jésus”. C’est la joie du salut, puisque “Jésus” signifie “Dieu sauve”. Jésus est en outre qualifié de deux titres : “Messie” (ou “Christ”) et “Fils de Dieu” qui sont l’annonce des deux grandes parties de l’évangile selon Marc : les huit premiers chapitres amèneront Pierre à dire de Jésus : “Tu es le Christ” (8,29), et les chapitres 8-16, qui présenteront un nouveau “commencement” (Mc 8,31), verront le centurion romain proclamer : “Vraiment cet homme était le Fils de Dieu” (15,39).
Cette première remarque sur le seuil est donc une invitation à relire l’Évangile selon Marc dans son ensemble. C’est ce que nous proposera, plus ou moins, le lectionnaire de cette année liturgique B.
Autre trait significatif de ce seuil : il fait passer de l’attente à l’accomplissement : “comme il est écrit dans Isaïe, le prophète : ‘Voici que j’envoie mon messager en avant de toi, pour ouvrir ton chemin. Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers’” (cf. Is 40,3) : cette phrase, sans fonction grammaticale précise, n’est pas le début du récit, malgré la manière dont habituellement nos Bibles la corrigent, car une phrase commençant par “comme il est écrit” sert toujours à préciser ce qui précède, non ce qui suit (cf. Mt 26,24 ; Mc 9,13 ; Lc 2,23, etc.). La citation d’Isaïe confirme donc et précise le titre : si le Messie, Fils de Dieu, apparaît, il doit être précédé de l’envoi du messager qui préparera son chemin, conformément à la prophétie dite “d’Isaïe”, bien qu’elle appartienne en partie aussi à Malachie (Mal 3,1). Cet envoyé, placé sous l’autorité d’Isaïe, est la récapitulation ou le précipité de l’ensemble des prophètes : c’est la prophétie à l’état pur.
Que ce seuil indique le passage de l’attente à l’accomplissement, ne signifie pourtant pas qu’avec lui la prophétie prenne fin, car la prophétie n’est pas prévision d’un avenir attendu ou redouté, c’est le canal de la Parole de Dieu. Dieu ne nous parle jamais autrement qu’au travers d’êtres humains, de porte-parole. Tels sont les prophètes.
Voilà pourquoi sur ce seuil se trouve Jean, personnage aussi sobre qu’essentiel : “vêtu de poil de chameau, avec une ceinture de cuir autour des reins”. Il ne reste de lui que le vêtement, qui suffit toutefois à le désigner comme prophète. À une description semblable, le roi Akhazia (o Ocozias) avait reconnu jadis le prophète Élie (cf. 2R 1,7). Jean Baptiste est, lui aussi, seuil. “Il proclamait un baptême de conversion pour le pardon des péchés”, il fait passer du péché au pardon, de l’erreur à la liberté, et ce au travers du passage par l’eau.
La conversion, la metánoia, n’est pas qu’une simple révérence devant un personnage important, c’est un renversement complet, la transformation de notre manière de penser, une noyade de notre être pour une résurgence “à neuf”. Et pourtant la noyade qu’opère Jean Baptiste, n’est pas encore la nouveauté de l’Évangile : “voici derrière moi (comme mon disciple !) celui qui est plus fort que moi ; je ne suis pas digne de m’abaisser pour défaire la courroie de ses sandales”. Elle est le seuil qui permet d’accéder à la nouveauté, à la joie du salut : “moi je vous baptise avec de l’eau ; lui vous baptisera dans l’Esprit saint”. Telle est la nouveauté, être revêtus de l’Esprit saint. Chose qui évidemment nous est parfaitement impossible. Mais “rien n’est impossible à Dieu” (Lc 1,37 ; cf. aussi 18,27).
Que cela nous soit impossible n’implique pourtant pas que nous ne puissions rien faire : nous pouvons nous présenter sur ce seuil, c’est-à-dire exprimer le désir de recevoir ce don du Seigneur, nous mettre dans la file de ceux qui devant, Jean Baptiste, se reconnaissent pécheurs. Et alors, chose étonnante, nous nous trouverons dans la file même où se trouve Jésus, venu à notre recherche jusque dans notre péché ; c’est ce que proclamera le verset suivant à peine notre texte d’aujourd’hui : “En ces jours-là, Jésus vint de Nazareth, ville de Galilée, et il fut baptisé par Jean dans le Jourdain” (Mc 1,9).
Ainsi, ce seuil préparé par l’évangéliste Marc est-il celui où doit avoir lieu la rencontre entre son lecteur et le Seigneur, contenu de l’Évangile. Si, par une lecture persévérante, nous nous présentons à ce seuil, c’est le Christ lui-même qui nous saisit par la main et nous conduit, sur la voie qu’il est lui-même, jusqu’au terme : le salut, car, comme le dit la deuxième lecture de la célébration eucharistique d’aujourd’hui : “le Seigneur ne veut pas que quelques-uns se perdent, mais que tous parviennent à la conversion” (2P 3,9).