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La Croix L’Hebdo : Cette fin d’année a été particulièrement rude en France, avec l’épidémie de Covid-19 et la crise sociale qui s’annonce. Depuis votre couvent du Caire, en Égypte, comment voyez-vous cette actualité ?
Adrien Candiard : Cela va peut-être vous surprendre, mais ce qui me donne à réfléchir en ce moment, c’est l’année 541, celle de l’apparition de la peste bubonique dans l’Empire romain d’Orient. L’empereur byzantin Justinien, qui a construit Sainte-Sophie, est sur le point de rétablir l’unité du bassin méditerranéen lorsque la peste arrive par l’Égypte et tue la moitié de la population de son empire. Puis la peste va rester active pendant deux siècles. Jusque-là, on pouvait encore croire que l’Empire romain, malgré son naufrage en Occident, allait encore renaître de ses cendres. C’est la peste qui met fin à cet espoir. Justinien n’a plus suffisamment de soldats ni de paysans pour payer des impôts et, lorsque les cavaliers arabes arriveront un siècle plus tard, les rives sud et est de la Méditerranée tomberont comme un fruit mûr.
Pourquoi cet épisode m’intéresse-t-il précisément aujourd’hui ? L’historienne Claire Sotinel remarque que la politique menée contre la peste est alors surtout religieuse : on construit des églises, on célèbre des messes… Le pape Grégoire le Grand instaure les « rogations », c’est-à-dire des processions de supplication. Alors qu’il avait d’abord rechigné à le faire, concentré qu’il était sur l’annonce du Salut et la recherche de la Vérité, le christianisme en vient à assumer les fonctions de la religion romaine : assurer la cohésion de la société, la concorde avec les éléments naturels (climat, épidémies…) par des sacrifices, et enfin la victoire des armées.
En quoi l’étude de cette peste de Justinien peut-elle nous éclairer aujourd’hui ? Parce qu’elle a précédé un effondrement ?
A.C. : Ce qui m’intéresse n’est pas de me pencher sur le climat et la « collapsologie », mais plutôt de parler de la foi chrétienne à partir de cet épisode. Dieu merci, le Covid-19 est moins meurtrier que la peste bubonique, mais je suis frappé de voir que les réponses que nous lui apportons ne sont absolument plus religieuses. Chacun peut prier individuellement pour une personne malade, pour ses proches ou pour les soignants, mais nous ne pensons pas vaincre l’épidémie par la prière, et on peut déjà prévoir que nous ne construirons pas d’églises lorsqu’elle sera vaincue, comme on l’a fait avec Notre-Dame de Fourvière à Lyon, par exemple.Que s’est-il passé entre-temps ? Par la force des choses – les progrès de la science, la perte de son poids politique –, le christianisme s’est en grande partie libéré des fonctions de la religion romaine. En France, plus personne n’attend de lui qu’il influence la météo ou donne la victoire à nos armées. En revanche, il continue à être encore un peu, et de façon ambiguë, un facteur de cohésion de la société, d’identité et de mémoire de la nation. Lorsque Notre-Dame a brûlé, tout le pays était en larmes, et on voit bien que les églises de villages sont à la fois les lieux de culte des chrétiens et les témoins de la mémoire nationale. Mais c’est une position délicate : les chrétiens d’aujourd’hui ne peuvent être les seuls dépositaires de cette mémoire, et il est d’ailleurs douteux que nous voulions jouer le rôle de gardiens de musée.
Au milieu de nos débats sur la laïcité, revenir à l’an 541 me paraît important pour comprendre ce qui nous arrive. Si la baisse du nombre de croyants ou de pratiquants est un vrai défi, nous n’avons pas à regretter la perte des fonctions de la religion romaine. Être missionnaire, ce n’est pas chercher à regagner ce terrain perdu, mais revenir au cœur de la foi chrétienne : l’annonce du Salut, la recherche de la Vérité.
Vaste programme ! Avez-vous des pistes pour cela ?
A.C. : Je me sens partie prenante de la vie de l’Église mais, comme dominicain, mon expérience pastorale est réduite : je serais bien mal placé pour faire la leçon à des curés de paroisse ! Cette perspective de long terme me conduit seulement à constater qu’il va nous falloir repenser de fond en comble les formes de notre vie paroissiale. Alors que l’érosion de la pratique dominicale est un phénomène déjà ancien, mais profond, l’épidémie a encore fragilisé la messe du dimanche, et les confinements ont posé bien des questions sur notre rapport aux sacrements. Il sera difficile de se contenter de faire comme avant !
Vous êtes religieux, dominicain, dans un couvent en Égypte et vous êtes occupé surtout par la rédaction de votre thèse sur un fameux penseur musulman du XIVe siècle, Ibn Taymiyya. Comment restez-vous au fait des questions actuelles sur la foi ?
A.C. : Je suis en contact avec des gens assez différents : des chrétiens d’Égypte qu’il est plus facile de rencontrer quand on est religieux, mais aussi des musulmans, dans le cadre de l’Institut dominicain d’études orientales, fondé et porté par le couvent du Caire. Je rencontre aussi des expatriés et des jeunes étudiants et volontaires français, qui me permettent de saisir un peu de la situation française. J’échange avec plusieurs de mes frères dominicains, qui ont des expériences différentes de la mienne. Et je lis La Croix au petit déjeuner !
Comment s’habitue-t-on à la vie dans une communauté religieuse ?
A.C. : La vie dominicaine est d’abord une vie commune. « Le fer se polit par le fer et l’homme par le contact avec son prochain », dit très justement le livre des Proverbes (27,17). Cela peut paraître un peu rugueux, mais c’est essentiel ! Le risque serait de chercher le succès ailleurs, dans une vie privée à l’écart de la communauté, auprès de fidèles parfois prêts à placer un jeune prêtre sur un piédestal terriblement malcommode. La communauté, au contraire, est très équilibrante, parce qu’elle vous met au contact d’égaux, qui n’ont aucun risque de vous idéaliser…
Avant d’entrer dans la vie religieuse, vous avez été engagé politiquement, au côté de Dominique Strauss-Kahn notamment. Que gardez-vous de vos expériences professionnelles passées ?
A.C. : Je n’ai pas eu à proprement parler d’expérience professionnelle, mais des études assez variées, qui me servent à peu près tous les jours, et des engagements qui m’ont mis au contact d’une fonction publique avec laquelle je suis resté assez à l’aise. L’anticléricalisme ne me fait pas peur, au contraire. Une conversation qui commence par « je n’aime pas les curés »me plaît assez, parce qu’il va être possible de surprendre l’interlocuteur. Dans cette ancienne vie, j’ai beaucoup fréquenté des gens assez loin de la foi et j’en suis heureux. Quand on est prêtre, on se retrouve essentiellement en lien avec des catholiques. On peut vite s’enfermer dans un univers minoritaire qui tourne facilement sur lui-même, un univers finalement relativement clos.
Votre manière de vivre votre vocation en garde-t-elle la trace ?
A.C. : Une vocation est toujours un choix fait par amour pour des personnes qui ne sont pas des abstractions. En ce qui me concerne, je pense profondément que je me suis engagé dans la vie religieuse pour mes amis non croyants. C’est d’abord à eux que j’ai envie d’annoncer Jésus-Christ. Je sais bien que ce ne sont pas d’abord des non-croyants qui achètent mes livres, mais ils restent mon horizon.
Je fais attention de ne pas utiliser le jargon catho sans l’expliquer : le « Royaume de Dieu », nous ne savons pas toujours nous-mêmes ce que nous mettons derrière. J’ai envie de leur faire comprendre ce que j’essaie de vivre. Je suis heureux que mon livre sur le fanatisme, qui se conclut sur un appel à prier, ait fait l’objet de deux pages dans Libération !
Diriez-vous que vous venez d’un milieu « catho de gauche », et que pensez-vous de cette classification ?
A.C. : Je ne viens pas d’un milieu catho de gauche, plutôt d’un milieu de gauche et post-catholique, comme de nombreux Français. Je n’aime pas trop cette étiquette pour plusieurs raisons. D’abord, je ne pense pas que l’on soit chrétien avec un adjectif, quel qu’il soit : cela signifierait qu’il y a le Christ, plus quelque chose, qui serait sur le même plan. Par ailleurs, classer les catholiques crée des camps, des clivages dont l’Église de France est une grande spécialiste. Nous avons une capacité stupéfiante à nous haïr. À la fin de l’adolescence, j’ai découvert qu’en Italie toutes ces divisions en chapelle n’existaient pour ainsi dire pas, et j’ai trouvé cela incroyablement apaisant ! En France, on crève de ces divisions. La diversité des opinions au sein de l’Église est bonne, mais elle ne doit pas se rigidifier en partis. Spirituellement, il n’y a rien de plus desséchant et, au passage, l’amour du prochain y perd un peu. Nous perdons là un temps précieux alors qu’il y aurait beaucoup mieux à faire.
Vous êtes devenu un spécialiste de l’islam. Cela correspond-il à une vocation ?
A.C. : Non, mon souhait était plutôt d’étudier la Bible, à travers les Pères de l’Église et les lectures médiévales, à l’école biblique et archéologique de Jérusalem. Lorsque mes supérieurs m’ont dit qu’ils pensaient à moi pour Le Caire, j’ai d’abord été surpris, puis j’ai essayé de prendre au sérieux mon vœu d’obéissance. Je me suis posé plusieurs questions. Est-ce que je crois à la mission de l’ordre au Caire ? Oui. Est-ce que l’islam est un sujet important pour l’Église et le monde aujourd’hui ? Oui. Est-ce que je peux y travailler et être heureux ? Oui aussi.Je n’avais pas de bonnes raisons de refuser. L’obéissance a quelque chose d’assez libérant finalement. Quand des gens me reprochent, à moi, prêtre, de passer« autant de temps »à travailler sur l’islam, je réponds que c’est ce que l’Église me demande de faire. Si elle me demande autre chose, je le ferai aussi. Bien entendu, ce travail fait évoluer ma manière d’être religieux. Je ne crois pas que la rencontre d’êtres humains différents soit optionnelle dans le christianisme. Bien au contraire.
Justement, pourquoi la découverte du pluralisme religieux est-elle si douloureuse pour les catholiques de France ?
A.C. : En plus de la crise sanitaire, du terrorisme, nous sommes en train de comprendre que, comme catholiques, nous sommes minoritaires en France, et ce n’est pas une mince affaire. Tout au long du XXe siècle, nous avons repensé notre rapport à la société, acceptant qu’elle ne soit pas structurée par la foi catholique ; mais dans cette société, nous restions largement majoritaires. Notre théologie et notre spiritualité sont imprégnées de cet ancien état majoritaire. La spiritualité de l’enfouissement, incarnée par Charles de Foucauld et Thérèse de Lisieux, si influents sur le catholicisme français du XXe siècle, a été pensée dans ce contexte majoritaire. Or tout a changé : qui peut comprendre aujourd’hui, par exemple, de quoi un prêtre-ouvrier est le signe ? Même le concile Vatican II est imprégné de cet ancien contexte majoritaire.
Une partie de notre drame actuel vient du fait que nous n’avons pas encore les cadres de pensée adaptés pour notre nouvelle situation. Les seuls catholiques qui sont à l’aise avec elle sont ceux qui se sont toujours pensés comme minoritaires, les milieux traditionalistes.
Nous vivons cette situation minoritaire depuis déjà quelques décennies. Il ne semble pourtant pas y avoir de lieu où les chrétiens pensent et travaillent sur le sujet ?
A.C. : Si c’est le cas, nous n’en voyons pas encore les fruits, mais ce n’est pas surprenant : la situation est difficile, et il faudrait la penser avec infiniment moins de théologiens que dans les périodes précédentes, du fait de la diminution des vocations de prêtres.
Comme le remarquait récemment Olivier Roy, au XXe siècle, le grand effort du catholicisme pour entrer en dialogue avec la modernité s’est heurté à une mauvaise surprise. Alors que nous pensions, avec le concile Vatican II, avoir fait le gros du travail, en réconciliant l’Église et la modernité politique et sociale, la modernité a précisément basculé dans une seconde phase : celle de la libéralisation des conduites sexuelles. En l’espace de quelques années, sur ces sujets, la morale commune, comme la morale bourgeoise, s’est détachée de la morale chrétienne. Jusque-là, croyants ou non-croyants vivaient peu ou prou de la même façon. Soudain, les catholiques doivent apprendre à trouver leur place dans une société pluraliste dont leur foi n’est plus la référence, même implicite. C’est un chantier immense, et forcément un peu douloureux !
Que voyez-vous comme pistes possibles pour mieux vivre en tant que catholique dans nos sociétés contemporaines ?
A.C. : Ce n’est pas tout à fait la première fois que nous faisons l’expérience, même en Occident, de cette situation minoritaire dans une société pluraliste. Jusqu’à la fin du IVe siècle, les chrétiens ne sont qu’un élément de la société antique. Relisons donc les textes dans lesquels les chrétiens pensaient leur place dans cette société, à commencer par la lettre à Diognète. Un auteur chrétien anonyme de la fin du IIe siècle y explique que les chrétiens ne doivent pas chercher à former un peuple à part, avec ses lois et ses coutumes propres, à l’écart du monde, mais qu’ils doivent être pour le monde ce que l’âme est pour le corps. Être l’âme du monde d’aujourd’hui, ce n’est pas une petite mission !
Vous évoquiez tout à l’heure les déchirements entre catholiques français. Pourquoi les débats actuels dans l’Église sont-ils si vifs ?
A.C. : Sortir de l’idéal de chrétienté nous oblige à reprendre l’éternel débat entre la nature et la grâce, la grande question autour de laquelle s’est déchiré l’Occident chrétien, depuis Augustin et Pélage, jusqu’à Luther et au jansénisme. Cet idéal reposait sur l’idée que, si l’on ordonne la société aux principes chrétiens, tout le monde y gagnerait car ils correspondent à ce qui est naturel. Suivant Henri de Lubac et son travail sur la grâce, des courants théologiques récents – comme ceux des Américains Stanley Hauerwas ou William Cavanaugh – envisagent davantage l’investissement des catholiques dans la société à partir de la célébration de l’Eucharistie. En schématisant beaucoup, les chrétiens ne doivent pas être à leurs yeux les rappels de l’ordre naturel, mais plutôt des agents de la grâce. Le problème est que ce débat, porté par des Américains et pensé dans le contexte américain de communauté, n’arrive pas dans un ciel sans nuage, bien au contraire. Le travail théologique reste à faire pour le contexte français, et il faut le mener sur un terrain miné. Qui a raison entre ceux qui tiennent à célébrer l’Eucharistie coûte que coûte pendant le confinement et ceux qui veulent d’abord protéger les personnes âgées ? Nous sommes incapables de le dire parce que nous n’avons plus de doctrine implicite définissant notre rapport au monde. Tous nos anciens clivages jouent à plein et empêchent de réfléchir sereinement et collectivement.
Comment vivre cette période de manière à peu près apaisée ? Votre expérience de chrétien « minoritaire » en Égypte vous y aide-t-elle ?
A.C. : Je n’ai de leçons à donner à personne, dans une période difficile où chacun fait ce qu’il peut. Mais des âpres débats qui ont notamment marqué le second confinement, nous ne sortirons que par le haut, en nous posant les bonnes questions. En revenant de nouveau à Diognète, par exemple : comment pouvons-nous être l’âme d’un monde traversé par l’angoisse, la maladie et la misère ? Si nous adoptons cette perspective, bien des débats récents (faut-il privilégier la messe ou la charité, par exemple) nous sembleront totalement dénués de sens.