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Ce texte est issu d’une conférence donnée par le frère Daniel en 2017 à Crest dans la Drome. Nous avons voulu conserver le style oral de la conversation qui est connaturel à une lecture amoureuse de l’Ecriture.
C’est pour moi une grande joie de pouvoir partager avec vous ces quelques journées de réflexion commune sur le sens du dimanche et sur la lectio divina comme instrument de redécouverte aussi de l’importance du dimanche pour notre vie chrétienne. J’ai donné à cette première rencontre un double titre qui en indique bien l’intention : « De la lettre morte à la Parole vivante ». Ce premier titre cherche à capter ce qui est en jeu dans la lectio, tandis que le second : « La Pâque de la Parole » indique, si je puis dire, la « couleur liturgique » de la lectio : la lectio est un événement pascal, proprement en ce sens qu’elle cherche dans la parole morte du texte écrit avec de l’encre sur du papier, celui qui est le Vivant, par excellence, Jésus Christ, la Parole même de Dieu.
Si le ou les titres sont alléchants, la mise en pratique est plus ardue, car – et cela est fondamental – la lectio n’est pas une méthode de lecture de la Bible à ajouter à toutes les méthodes que l’on peut connaître, mais comme nous le verrons une attitude.
Qu’est-ce que la lectio ?
On utilise l’expression latine lectio divina, faute de mieux, pour la distinguer de trois autres manières de lire la Bible :
– L’exégèse : recherche technique visant à reformuler, dans la mentalité et le langage actuels, le dépôt de la révélation : histoire, culture, mentalité ; usage des techniques linguistiques, etc. ;
– La lecture fondamentaliste : le texte est en soi vérité divine ; il faut croire tout ce qu’il dit de la manière qu’il le dit ;
– La lecture spirituelle : en soi l’expression conviendrait à merveille pour parler de la lectio si elle n’avait pris, au cours du temps, une signification différente : au lieu d’être une attitude face à l’Écriture, c’est un type de littérature, comme les vies de saints, les méditations édifiantes, etc.
L’expression latine est en fait le calque de l’expression grecque équivalente qui se trouve, pour la première fois, chez Origène dans une exhortation à son disciple Grégoire le Thaumaturge qu’il enjoint à “s’appliquer à la theia anagnôsis” (SC 148, p. 192), littéralement à la “lecture divine”, ce qui pour nous ne veut absolument rien dire. De quoi s’agit-il ? De rien d’autre que d’un héritage qui nous vient en fait de la tradition juive du midrash. Mais qu’est-ce que le midrash ?
L’expression typique de la lecture juive de l’Écriture s’inspire de ce passage :
« Les lévites expliquaient la loi au peuple et le peuple restait debout sur place. Ils lisaient dans le livre de la Loi de Dieu, de manière distincte (ou peut-être : en traduisant [de l’hébreu en araméen]), en en donnant le sens, et ils faisaient comprendre ce qui était lu. Alors Néhémie le gouverneur, Esdras le prêtre-scribe et les lévites qui donnaient les explications au peuple dirent à tout le peuple : « Ce jour-ci est consacré au SEIGNEUR votre Dieu. Ne soyez pas dans le deuil et ne pleurez pas !” – car tout le peuple pleurait en entendant les paroles de la Loi. Il leur dit : « Allez, mangez de bons plats, buvez d’excellentes boissons, et faites porter des portions à celui qui n’a rien pu préparer, car ce jour-ci est consacré à notre Seigneur. Ne soyez pas dans la peine, car la joie du SEIGNEUR, voilà votre force ! ». … Alors tout le peuple s’en alla pour manger et boire … et pour manifester une grande joie, car ils avaient compris les paroles qu’on leur avait fait connaître. » (Ne 8,7-12).
Le midrash veut donner du sens au texte qui est lu en sorte qu’il suscite la joie de l’auditeur, ou – si l’on veut – qu’il devienne comme un repas où le peuple peut se réjouir en mangeant et en buvant.
Reprenant une expression que j’ai souvent entendue quand je vivais à Jérusalem, le midrash est une recherche (racine darash) dans le texte, mais une recherche « amoureuse », basée sur la conviction que le texte biblique recèle la révélation de Dieu pour son lecteur, en tenant compte des trois éléments suivants :
– Dieu parle le langage des hommes → la lettre contient toujours moins que ce que Dieu entend nous dire ; il faut donc « augmenter » le texte. C’est le texte même de l’Écriture qui nous y invite. Pensez par exemple à la parole du pslamiste : « Dieu a dit une chose, j’en ai entendues deux : à Dieu la force, et à toi, Seigneur, la fidélité; et tu rends à chacun selon ses œuvres. » (Ps 62, 12-13)
Ainsi donc, alors que Dieu ne dit qu’une seule parole, le psalmiste en entend deux, et quand il les transcrit, elles sont trois !!! Un autre texte de l’AT illustre bien cette multiplication de la parole de Dieu : « Ma parole ne ressemble-t-elle pas à ceci: à un feu – oracle du SEIGNEUR – , à un marteau qui pulvérise le roc ? » (Jr 23:29)
Qu’est-ce à dire ? Sinon que celui qui aborde l’Écriture pour y chercher la Parole de Dieu, est comme celui qui martèle le rocher avec un marteau : le rocher n’est qu’égratigné et pourtant de lui jaillissent des centaines d’étincelles qui sont comme des fragments enflammés de paroles divines. Et pourquoi sont-elles enflammées ? Parce que, sur le Sinaï la parole de Dieu s’est manifestée au milieu du feu et de la foudre des éclairs !
– Cette augmentation ne saurait être une amplification arbitraire ; elle ne peut advenir que dans la conviction de l’unité de l’Écriture, reflet de l’unicité de Dieu → éclairage d’un texte par d’autres textes. Un merveilleux exemple : Gn 22,5 : “Demeurez ici, vous, avec l’âne ; moi et le jeune homme, nous irons là-bas pour nous prosterner; puis nous reviendrons vers vous”.
Ce texte fait doublement problème : d’une part Abram ment car il sait pertinemment qu’il reviendra seul auprès de ses serviteurs, puisqu’il va là-haut pour l’offrir en sacrifice. D’autre part, le texte ne dit pas « nous irons là-bas », mais « nous irons jusqu’à ainsi ». Alors : Gn 15.5 : “Dieu dit à Abram : « Contemple le ciel, compte les étoiles si tu peux les compter » ; il ajouta : « Ainsi sera ta descendance ».
C’est la réalisation de cet « ainsi » qu’Abram veut aller voir sur la montagne avec son fils ! Pour ces éclairages d’un texte par d’autres, les textes parallèles, souvent signalés en marge de nos Bibles actuelles, sont très utiles, mais il ne faut pas se contenter de ces seules références ; un autre instrument : les Concordances ; mais en fait le meilleur instrument est la mémoire : un texte m’en rappelle un autre qui l’illumine… Seulement que, pour pouvoir se rappeler de tel ou tel texte, il ne faut pas seulement l’avoir lu, mais le mettre en mémoire, ce qui aujourd’hui ne va plus de soi, d’autant plus que notre mémoire défaille toujours plus devant les multiples mémoires virtuelles que nous propose l’informatique moderne. Parler de « mémoire » signifie se faire violence, se forcer à apprendre quelque chose par cœur. Mais, et Jésus lui-même nous le rappelle : “Le Royaume des cieux est assailli avec violence ; ce sont les violents qui l’arrachent (Mt 11,12)”.
Violence, donc ; non pas violence contre les autres, mais contre soi-même ! La lectio devient ainsi une lecture infinie…
– Cette lecture enfin ne saurait aller dans n’importe quel sens ; elle se fait dans le cadre de la tradition : la communauté (la mémoire communautaire) est le garde-fou de cette lecture. Un père de l’Église exhortait à lire l’Écriture « sur les genoux de l’Église ». Ainsi cette lecture reste-t-elle balisée par l’enseignement de l’Église tel qu’il est exprimé en condensé, par exemple, dans le credo.
J’ai parlé de midrash, peut-être faudrait-il préciser, car il y a deux types de midrashim. La lectio ne correspond pas tant au midrash halachique, dont le but principal est de déterminer le comportement qui découle d’un texte ou d’un précepte ; elle correspond plutôt au midrash haggadique qui vise à donner du goût au texte lu. On pourrait encore exprimer la tâche de la lectio, d’une autre manière, en relation avec la révélation de Dieu sur le Sinaï (Ex 19-20) : La révélation du Sinaï advint en trois temps :
Il y a d’abord la voix : Ex 19,16.19 : “Le troisième jour au matin, il y eut des voix, des éclairs, une nuée pesant sur la montagne et la voix d’un cor très puissant ; … tout le peuple trembla … La voix du cor s’amplifia : Moïse parlait et Dieu lui répondait par la voix (la TOB ajoute : “du tonnerre”) ;
Puis les Dix paroles (Ex 20,1) : “Et Dieu prononça toutes ces paroles”, les “dix commandements” (Ex 20,1-17), compris comme paroles dites par Dieu alors que tout le peuple est au pied su Sinaï ;
Viennent enfin les 613 préceptes : résumé théologique de tous les préceptes (365 préceptes négatifs et 248 positifs) contenus dans la révélation du Sinaï (d’Ex 20 à la fin du livre du Dt).
On pourrait dire que Dieu a comme subdivisé sa Parole divine unique en une multiplicité de paroles que le peuple entend de la bouche de Moïse. C’est ainsi que Dieu a parlé le langage des hommes. La lectio vise alors à recomposer le puzzle : à partir des multiples paroles des Écritures, tenter de retrouver, en les combinant les unes aux autres, la voix de Dieu, sa Parole qui, pour nous chrétiens, n’est autre que Jésus Christ lui- même, Parole de Dieu, car c’est lui qui, du début de la Genèse à la dernière ligne de l’Apocalypse, s’adresse en fin de compte à nous. Les rabbins disaient que chaque verset de la thora parle de la résurrection (en polémique contre les sadducéens) ; pour notre part, nous pouvons dire : chaque verset de l’Écriture parle du Christ !
Note : Jn 8,56 : « Abraham, votre père, a exulté à la pensée de voir mon Jour : il l’a vu et il a été transporté de joie » ; Jn 5,46 :« Moïse,… c’est à mon sujet qu’il a écrit » ; ou encore en Jn 12,41, l’évangéliste écrit qu’« Ésaïe a dit cela parce qu’il a vu [la] gloire [du Christ] et qu’il a parlé de lui ».
En grandes lignes, tel me semble être le but de la lectio. Le « problème » est alors celui de la pratique.
Pratiquer la lectio
Ces derniers temps, on parle beaucoup de la lectio comme d’une “méthode” qu’il suffirait d’appliquer. Je m’oppose fermement à cette manière de voir : la lectio n’est pas une méthode ; c’est une attitude face à l’Écriture : celle, précisément de cette « recherche amoureuse ». Pour y parvenir, il ne suffit pas de dire : point 1, point 2, point 3, et le tour est joué ! Certes, et Origène le faisait déjà, on peut relever certains aspects, mais à eux seuls ils ne font pas la lectio : il n’y a pas de méthode en amour ! Il n’y a pas d’autre méthode de la lectio que celle qu’inspire de Saint-Esprit.
Revenons donc à Origène : que dit-il ?
« Applique-toi principalement à la lecture des divines Écritures. Nous avons besoin de beaucoup d’application lorsque nous lisons les écrits divins, de peur de prononcer quelque parole ou d’avoir quelque pensée trop téméraire à leur sujet. En t’appliquant à les lire avec l’intention de croire et de plaire à Dieu, frappe, dans ta lecture, à la porte de ce qui est fermé, et il t’ouvrira le Portier dont Jésus a dit : « À celui-là le portier ouvrira » (Jn 10,3). En t’appliquant à cette ‘divine lecture’, cherche avec droiture et avec une confiance inébranlable en Dieu le sens des divins Écrits, caché au grand nombre. Ne te contente pas de frapper et de chercher, car il est absolument nécessaire aussi de prier pour comprendre les choses divines. C’est pour nous y exhorter que le Sauveur a dit non seulement : « Frappez et l’on vous ouvrira », et : « Cherchez et vous trouverez », mais aussi : « Demandez et l’on vous donnera » (Mt 7,7 et Lc 11,9) » (ORIGÈNE, Lettre à Grégoire le Thaumaturge, SC 148, 192).
Dans la tradition latine, le grand texte de référence pour la lectio est celui de Guigues II le Chartreux (un moine du XIIe siècle) qui, exploitant ce même verset de l’Évangile, le commente ainsi :
« Demandez l’Esprit, vous recevrez la capacité de lire ; cherchez dans la lecture, vous trouverez par la méditation ; frappez dans la prière et vous entrerez dans la contemplation. » [GUIGUES II, Lettre sur la vie contemplative (L’échelle des moines). Douze méditations. SC 163].
Commentons brièvement :
– « Demandez l’Esprit, vous recevrez la capacité de lire ». Tout commence dans la prière et l’invocation de l’Esprit. L’Esprit n’a pas agi seulement sur l’écrivain biblique quand il écrivait, ou sur l’Église quand elle fixait les livres « canoniques » ; il doit agir encore aujourd’hui pour que du texte ‘mort’ surgisse le Christ vivant ! Mais il doit agir aussi sur nous, pour provoquer en nous docilité, détachement des préoccupations, attention. La difficulté de l’invocation du Saint-Esprit : qui sait ce qu’il me fera faire ?
– « Cherchez dans la lecture, vous trouverez par la méditation ». Ici, quelques remarques : 1) prendre son temps ; 2) un lieu (rappelons-nous Mt 6,6 : « Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre la plus retirée, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret. Et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra ») ; 3) que lire ? (lectionnaire – lectio continua). Puis :
1) lire (en hébreu, lire = « crier ») : chaque mot doit être non seulement vu, mais prononcé pour que tout notre être, yeux, bouche et oreilles, soit impliqué ;
2) méditer : non pas laisser aller ses propres pensées n’importe où, mais réfléchir sur le texte : il y a des phrases difficiles, j’en examine la construction ; tel texte me rappelle tel autre, je le relis en cherchant s’il illumine mon texte ; dans cette phase il peut être aussi utile de s’aider de quelques commentaires, tout en nous souvenant qu’il ne s’agit pas de faire une exégèse scientifique, mais d’écouter une voix qui aujourd’hui s’adresse à moi… Or cette parole, moi seul peux l’écouter puisqu’elle m’est destinée ; enfin faire mémoire : fixer l’un ou l’autre verset dans sa mémoire pour les faire resurgir au long de la journée.
NOTE. Le problème n’est pas de parvenir à un résultat concret, à une décision à prendre ; il s’agit bien plutôt d’« habiter » la Parole ; alors la Parole fait sa demeure en nous et devient agissante en nous. Par exemple, il peut arriver qu’un texte ne nous rien … cherchons à le mettre en mémoire, car un jour viendra, peut-être, où ce texte nous parlera. La grande tradition monastique rappelle cette parole de Macaire, moine du désert d’Égypte, qui disait : « Soyez contents de tout ce que vous pouvez comprendre et cherchez à le mettre en pratique ; alors ce qui reste caché sera révélé à votre esprit.
3) Enfin « frappez dans la prière et vous entrerez dans la contemplation ». Parvenu à ce point de la lectio, on est presque naturellement jeté dans la prière. Certes, toute la lectio est prière, mais ici elle se fait plus forte, car on se trouve aux pieds du Seigneur qui me parle et à qui je réponds. Il n’est pas dit que cela se fasse facilement ; « frappez », dit le texte ; cela nécessite violence, violence aussi contre son propre moi qui refuse, le plus souvent, de se plier devant celui qui est son Seigneur. Mais, si l’on persévère dans cette frappe, on se rend compte qu’en réalité c’est le Christ lui-même qui, depuis longtemps, frappait à notre porte fermée ! N’est-ce pas ce que le Christ annonce à l’Église de Laodicée, la pire des Églises (!) :
« Voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui et je prendrai la cène avec lui et lui avec moi. » (Ap 3,20)
Mais la Parole n’est-elle pas dite pour qu’on la mette en pratique ? Certes ! Toutefois, au terme de ce parcours, on se rend compte que ce n’est en fait pas moi qui peux mettre en pratique la Parole ; seul le Seigneur le peut en moi ; si vraiment, dans la lectio, j’accueille le Christ, c’est en fin de compte lui qui finit par arriver à mettre en pratique la parole qu’il m’adresse, sinon cette Parole se retourne contre moi pour me consumer, comme cela arrivait à Jérémie :
« Chaque fois que j’ai à dire la Parole, je dois appeler au secours et clamer : « Violence, répression »… Quand je dis : « Je n’en ferai plus mention, je ne dirai plus la Parole en Son nom », alors elle devient au-dedans de moi comme un feu dévorant… Je m’épuise à la contenir, mais je n’arrive pas. » (Jr 20,8-9)
Il en va de toute Parole de Dieu comme de l’Évangile lui-même :
« C’est une puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du Juif d’abord, puis du Grec.» (Rm 1,16)