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Pour réaliser la communauté, l’Église n’a absolument pas besoin d’être imposante, numériquement importante, surprenante. Au contraire même, tout était déjà donné au pied de la croix. L’ekklesia se réduisait alors à Marie, à Jean, à la pécheresse convertie, aux saintes femmes, à ce païen aussi, ce centurion romain qui confessera la divinité de Jésus, sans oublier le bon larron, qui précèdera tous les autres dans le royaume de Dieu. Il est à remarquer que Pierre n’est pas là, ni les autres apôtres. Pierre n’est cependant pas absent, mais sa présence est particulière. Pour l’heure, il est en train de pleurer, entièrement retourné par le regard de Jésus. Comme au Golgotha, l’Église est aussi présente dans la chambre haute du Cénacle, à la Pentecôte : Marie, Jean, Pierre, les autres apôtres et le reste des disciples. Tout est déjà donné dans ce petit noyau.
Aujourd’hui, nous n’avons rien de plus. Il ne nous est aujourd’hui, ni plus facile ni plus difficile de former une communauté chrétienne. Notre Église connaît les mêmes tensions que jadis : elles sont aujourd’hui encore, une des caractéristiques de l’Église. Celle-ci a déjà reçu la plénitude, le « plérôme » ; elle vit cependant en état de minorité, dans la diaspora, en tension perpétuelle entre la dispersion et la plénitude. Cette tension est nécessaire et ne cessera jamais avant la fin des temps. Aujourd’hui, l’Église tout à la fois n’est rien et sauve pourtant le monde ; elle est sans valeur aux yeux du monde et constitue pourtant le salut de l’humanité tout entière.
Ce fut parfois une tentation pour l’Église (et pour nous pareillement, peut-être) de dresser des statistiques et surtout d’attacher une certaine importance à ces statistiques. La ferveur de l’Église ne se mesure pas au nombre de baptêmes, de communions, etc., que l’on calcule dans l’espoir que ces chiffres seront aussi élevés que possible. En fait, c’est là une manière tout à fait erronée de dire quelque chose de valable sur l’Église de Jésus. Dans l’Ancien Testament, le roi David a été sévèrement puni pour une tentative de ce genre. Il voulait savoir quelle était exactement la puissance du peuple de Dieu et il décréta un recensement. Aux yeux de Dieu, cela était dépourvu de toute signification. L’Église sera toujours petite en quelque manière – un peu de levain dans la pâte, un grain de sénevé –, et pourtant assez puissante pour sauver effectivement le monde entier. L’Église est diaspora, dispersion, minorité, et elle est plérôme, elle est la plénitude de la puissance de Jésus.
Ce n’est qu’à la fin des temps, quand le Christ reviendra, quand Dieu sera tout en tous, qu’il n’y aura plus de diaspora. Alors, nous dit Jésus, les anges seront envoyés pour rassembler les élus des quatre coins du monde, au son des trompettes (Mt 24,31). Alors le plérôme de l’Église, sa plénitude, coïncidera avec l’univers, avec le monde tout entier.
C’est seulement alors qu’il n’y aura plus de monde en dehors de l’Église. Avant la fin des temps, toute tentative pour s’approcher quelque peu de ce résultat ou en donner l’apparence est vouée à l’échec. Bien au contraire, la situation de l’Église dans le monde est à l’opposé de ce rêve, et cela conformément au dessein salvifique de Jésus. Bien sur, l’Église a été envoyée au monde par Jésus pour y proclamer la bonne nouvelle, mais le résultat de cette prédication ne sera pas qu’elle vienne triompher du monde ni qu’elle se l’annexe ou prenne sa place. L’Église avant la parousie, n’occupera pas tout le terrain du monde. Elle vit en diaspora, au milieu du monde, comme un signe caché mais révélateur de ce qui, un jour, adviendra. Ce sont de petits groupes d’Église qui surgissent et deviennent visibles un peu partout, qui sont signes du salut et le réalisent par ce qu’ils sont : des lieux de charité, de paix, de prière, de vie divine, de communion.
Dom André Louf o.c.s.o., A l’école de la contemplation, Ed Lethielleux, p 52-54