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Olivier Clément, Christ est ressuscité, Desclée de Brouwer, p 45-49
La résurrection : nous trouvons une expression quasi originelle de l’évènement dans les brèves confessions de foi que Paul insère dans ses lettres, surtout dans sa première lettre aux Corinthiens (15, 3-5) : « Je vous ai transmis ce que j’ai moi-même reçu : Christ [ … ] a été mis au tombeau, il est ressuscité le troisième jour [ … ], il est apparu à Céphas puis aux douze. Ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois – la plupart vivent encore, quelques-uns se sont endormis. Ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres… »
Simultanément, on trouve dans les mêmes lettres et dans la première de Pierre les citations d’hymnes non moins anciennes qui exaltent le sens de la résurrection comme transfiguration germinative du monde : « Il est mort, qu’est-ce à dire sinon qu’il est aussi descendu dans les régions inférieures [les états infernaux de l’existence universelle] [ … ]. Et Celui qui est descendu, c’est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses » (Ep 4, 8-10). A la fois donc l’« Agneau immolé » et « Celui qui tient les étoiles dans sa main droite », comme dit l’Apocalypse (2, 1), Celui en qui tout subsiste et qui, incarné, mis à mort, ressuscité, remplit tout de sa lumière, la « lumière de la vie », dit saint Jean (8, 12).
Sur la résurrection de Jésus, l’Ecriture a multiplié sans chercher à rien coordonner, les constats d’une absence-présence qui défie notre intelligence adaptée à la mort. La Vie éblouit, ses éclairs sont multiples. Je ne chercherai pas à discuter sur le tombeau vide – le monde si longtemps scellé par la mort est désormais un tombeau vide – ni sur tant d’attestations. Connait-on une symphonie en analysant l’encre et le papier par laquelle et sur lequel elle est imprimée ? Ne vaut-il pas mieux prêter l’oreille à la musique ? Les sourds sont-ils les meilleurs critiques musicaux, et ceux qui nient d’emblée le mystère les plus capables d’en déceler les traces ? Je préfère cet immense poète anonyme de la fin du 1er siècle qui faisait parler ainsi le Ressuscité, dans un langage qu’ont repris les liturgies :
« J’ai ouvert les portes cadenassées,
… plus rien n’a été fermé
parce que je suis la porte de tous les êtres.
Je suis allé délivrer les prisonniers, ils sont à moi
et je n’abandonne personne. »
(Odes de Salomon, 17)
Le Christ, Dieu incarné – « le verbe s’est fait chair » – a partagé jusqu’au bout, partage aujourd’hui encore notre condition. Nous morcelons l’humanité en individualités closes, qui se haïssent ou se confondent. Eclatement qui se prolonge et s’élargit dans les haines collectives. Nous disons que nous sommes des personnes : mais par nous-mêmes nous restons des avortons ! Le Christ, par contre, est une personne parfaite puisqu’il est une personne divine, « l’un de la sainte Trinité ». Certes, il s’agit bien d’un individu concret dont l’art peut suggérer le visage. Mais, comme il est « amour sans limites », il n’est séparé de rien, d’aucun de nous, du commencement à la fin de l’histoire : « homme-maximum », il porte en lui toute l’humanité. Il meurt avec nous, nous ressuscitons avec lui.
La résurrection ne signifie pas la réanimation d’un cadavre, un mort revenant à la vie dans les conditions où il se trouvait avant de mourir. La résurrection du Christ bouleverse radicalement ces conditions. Certes, le ressuscité est bien réel, il se laisse toucher par Thomas, il partage la nourriture avec ses disciples et pourtant il est différent, « sous une autre forme », dit la finale de Marc, de sorte que Marie de Magdala le prend pour le jardinier, et les pèlerins d’Emmaüs pour un voyageur mal informé. Il échappe à l’espace et au temps qui séparent, il les transforme en moyens de rencontre, en chemin de communion. En lui le divin et l’humain s’unissent définitivement, l’humain trouve ainsi son accomplissement et cette humanité transfigurée, déifiée, pénètre désormais, « travaille » désormais les profondeurs de l’histoire, comme on dit d’une femme qu’elle est « en travail » – et c’est la Femme à la fois persécutée et « vêtue de soleil » dont parle l’Apocalypse dans son douzième chapitre. « Comme le fer, mis en contact avec le feu, prend la couleur de celui-ci, de même la chair [c’est-à-dire la création], après avoir reçu en elle le verbe déifiant, est libérée de la corruption. Ainsi [le Christ] a revêtu notre chair pour la libérer de la mort » (Cyrille d’Alexandrie, Homélie sur Luc, V, 19).
Mais alors, pourquoi la résurrection reste-t-elle comme secrète ? Par respect pour notre liberté. Le ressuscité ne s’impose pas. Il ne se montre pas aux puissants de ce monde, il se révèle seulement à ceux qui l’accueillent dans la foi et l’amour. Ce n’est pas la résurrection qui provoque la foi, c’est la foi qui permet à la résurrection de se manifester. Jésus nous appelle doucement, comme il appela Marie la Magdaléenne : alors seulement, « elle se retourna », son cœur se retourna – le reconnut. Et c’est au moment où il rompt le pain, dans une auberge de hasard, que les pèlerins d’Emmaüs le reconnaissent – et qu’il disparait, désormais présent dans l’eucharistie, dans l’esprit, dans les « mystères » de l’Eglise.
Dans l’Eglise en effet, son humanité, qui est la nôtre, son humanité à la fois crucifiée et glorifiée devient pour nous la source de la Vie. Et certes, la mort règne toujours, et tout nous rappelle sa présence : la séparation, la tristesse, la disparition de ceux que nous aimons, les tragédies si souvent atroces de l’histoire, la haine de soi, des autres. Mais toutes ces situations, si nous les traversons dans la confiance au Ressuscité, si nous acceptons de nous recevoir de lui, peuvent devenir des chemins de Résurrection. Le christ est ressuscité, la mort spirituelle est vaincue, la mort n’est plus que le voile déchiré de l’amour. Alors, au fond de nous, l’angoisse devient confiance, nous n’avons plus besoin d’esclaves ni d’ennemis. On croyait qu’il n’y avait pas d’issue, mais il est là, lui, notre ami, notre lieu – « venez à moi vous tous qui êtes chargés et fatigués, et je vous donnerai du repos » – et sa présence est une ouverture de lumière. « Hier, j’étais enseveli avec toi, ô Christ, disent les matines pascales. Aujourd’hui je me réveille avec toi, ô Ressuscité. » Oui, nous nous réveillons comme des enfants, comme des convalescents, dans la lumière de Pâques – et c’est le premier matin du monde, un amandier fleurit parmi les ruines, Dieu nous re-donne la vie, nous par-donne. « Personne ne t’a condamnée ? demande Jésus à la femme adultère. Moi non plus je ne te condamne pas. Va, et ne pêche plus. »
En retournant à son Père lors de l’Ascension, le Christ achève de nous rendre libres, il nous permet de recevoir l’Esprit, la « nouveauté de l’Esprit », il ouvre à notre responsabilité le chantier de l’histoire : jusqu’à ce qu’il revienne. Dans ce sillage de liberté créatrice, nous sommes appelés à briser le cercle du néant, à entrainer tous les hommes et le cosmos entier dans un dynamisme de résurrection.
Oui, Christ est ressuscité. Et tous, et tout, sont désormais vivants – à jamais.