« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

B – Homélie 19éme dimanche du TO Année B

Chers frères et sœurs, chers amis, au cœur de cet été, nous demeurons avec le chapitre 6e de l’apôtre évangéliste saint Jean. Et pour donner quelque écho à ce que nous venons d’entendre, et sans oublier les deux autres lectures de la messe de ce dimanche — la première tirée du premier livre des Rois et la seconde tirée de la lettre de saint Paul apôtre aux Éphésiens —, je voudrais vous proposer quelques éléments de réflexion.

Le premier c’est, pour reprendre le fil de notre réflexion, nous remettre en présence de ce signe qu’a posé Jésus et que, à présent, il essaye de faire comprendre à ceux et celles qui l’écoutent. Après le signe, il y a le sens du signe auquel on peut donner son assentiment et sa foi.

La première observation est extraordinairement simple : elle rejoint tout bonnement ce que Jésus dit : « Moi, je suis le pain qui est descendu du ciel. » En commençant notre cheminement avec ce chapitre 6e, je disais que c’était pour nous une très très bonne occasion de revérifier notre pratique de l’eucharistie, peut-être pour la revivifier, pour la recentrer, pour la ressourcer, vous pouvez chercher tous les verbes que vous voulez pour exprimer ce dont vous avez vous-mêmes le plus besoin. Mais la première chose que, me semble-t-il, il faut dire, elle est à la fois simple et fondamentale : le don de l’eucharistie repose sur l’intention du Seigneur Jésus. Vous savez que dans l’enseignement de l’Église, que ce soit en théologie mais aussi beaucoup en morale, il est souvent question de « l’intention ». C’est l’intention qui qualifie l’action, même si c’est une action de pensée, et elle la qualifie, elle en fait la valeur, elle en assure la validité.

Lorsqu’il s’agit de l’eucharistie, il faut se souvenir que nous parlons bel et bien d’un « pain », que nous parlons bel et bien d’une « nourriture ». Et si on fait le lien avec la première lecture tirée du premier livre des Rois au chapitre 19, nous voyons le prophète Élie — après qu’il a battu dans une espèce de compétition les prophètes de Baal et qu’il les a massacrés — nous voyons Élie qui va vers l’Horeb, où se déroulera pour lui un moment de révélation du vrai Dieu. Mais le chemin est difficile. D’abord, il est épuisé, le chemin est difficile, et à plusieurs reprises il capitule, il se couche décidant de ne pas aller plus loin et de mourir sur place. Et à chaque fois, les anges viennent pour le relever et le nourrir.

Et donc, ce que Jésus nous donne dans l’eucharistie, c’est bien une nourriture pour que nous puissions avancer dans la vie. Lorsque nous pensons « eucharistie » — et à chaque fois que nous la célébrons du reste, c’est ce que nous faisons — lorsque nous pensons à l’eucharistie, nous nous remémorons toujours les paroles du Seigneur prononcées lors de son dernier repas avec le premier cercle, le cercle des Apôtres. Un vrai repas, le repas de la pâque qu’il partage avec ses Apôtres et au cours duquel, il s’approprie le geste que l’on faisait alors dans le repas pascal, pour y injecter le sens du geste qu’il va poser dans sa propre Pâque à lui. Jusqu’alors on faisait mémoire de la libération du pays d’Égypte (et de aussi pas mal de choses qui vont avec — la mémoire biblique est une mémoire riche —), à présent, lorsque l’on célèbrera le repas pascal on fera mémoire non plus de la figure, l’annonce, l’Exode, mais on fera mémoire de la réalité, c’est-à-dire la pâque du Seigneur Jésus, sa Passion, sa mort et sa résurrection.

Lorsque le Seigneur donne à ses disciples et finalement donne à tout homme, toute femme de bonne volonté, ce signe de sa pâque, il donne un signe qui reprend le tout de son existence, et désormais les chrétiens, les disciples du Seigneur vont cheminer avec ce sacrement, ce signe symbolico-réel, dans lequel à chaque fois, ils feront mémoire de ce que le Seigneur a fait, ils feront mémoire du salut apporté par le Seigneur par sa mort et sa résurrection, et ils se nourriront effectivement de tout ce que le Seigneur leur a laissé en termes de paroles, en termes d’enseignements, en termes de signes, tout au long de sa vie ; en termes de signes on pourrait dire éloquents, suggestifs, porteurs de sens et surtout de ce signe-là particulier : le Mystère pascal du Seigneur qui est, en lui-même, une parole à la fois, récapitulative de tout, qui ressaisit tout, qui scelle tout, et qui sera à jamais neuve et renouvelante.

Il faut toujours, me semble-t-il, repartir de ce point-source de l’eucharistie. On a développé beaucoup, dans le monde catholique, d’autres aspects. Le monde catholique est très sensible par exemple à la présence du Seigneur dans l’eucharistie. Tant et si bien qu’on a développé tout un culte de l’adoration, et ce culte peut parfois prendre des proportions assez grandes. Il y a des endroits qui sont dédiés à l’adoration perpétuelle. Mais l’adoration juste, renvoie toujours, non pas à quelque chose mais à ce quelqu’un qui se donne et qui, il est vrai, par ce signe, demeure présent à son Église comme il l’a dit : « Moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. » Et cette présence, ce qui en est pour nous la garantie, l’espace, le moment, la réalité qui nous la fait quasiment toucher du doigt, c’est cette réalité pourtant si diaphane de l’eucharistie dans laquelle le Seigneur se donne.

Du coup, l’invitation est assez claire à toujours revenir à ce geste primordial qui seul vaut. La Présence, elle vient ensuite, non pas exactement comme un surcroît, elle fait partie très exactement du Mystère de l’eucharistie dans lequel elle est donnée. Du reste, on peut noter en passant qu’il y a des espaces où cela ne se pratique pas du tout : nos frères et sœurs orthodoxes ignorent tout de l’adoration eucharistique telle que nous la pratiquons alors qu’ils ont, comme nous, un très grand sens du sacrement, du sacrement du repas du Seigneur et du sacrement de la présence du Seigneur. Le sacrement du Mystère pascal, ils en ont un très grand sens. Reste qu’ils n’ont pas développé, contrairement à ce que nous avons fait, ces moments où nous nous remettons en présence de Celui qui se donne. Et cette mise en présence, encore une fois (et j’espère ne pas être trop lourd) nous renvoie au geste dans lequel il se donne, et plus largement à toute sa vie, paroles et actes, dans laquelle il n’a pas cherché, au fond, à faire autre chose que de se donner et nous attirer à, lui.

Une deuxième remarque peut-être. Jésus, on le voit, et on ne cessera pas de le voir, est en butte à des vraies difficultés de compréhension de la part de ses interlocuteurs ou de ses auditeurs. Et on l’entend ici — mais vous vous souvenez qu’on a eu très souvent l’occasion d’y revenir, notamment pendant le temps pascal —, on entend Jésus qui essaye de faire passer le message selon lequel, pour accueillir ce qu’il dit, il faut être disponible à une découverte ou une re-découverte du Mystère de Dieu. Pour tous ceux et celles qui l’écoutent, en fait, si tant est qu’ils considèrent que Dieu vient à eux, du moins, la médiation par laquelle Dieu se communique, se révèle, ou dit quelque chose, c’est la médiation de Moïse et la médiation de la Loi, et puis celle des prophètes. La médiation toute personnelle de Jésus, dans laquelle Dieu se donne personnellement, c’est un grand pas à franchir et ils n’y parviennent pas.

Aussi bien, Jésus essaye d’occuper le devant du tableau, tout en donnant à penser ou à pressentir, qu’il n’est pas le seul en cause. Qu’il vient de la part d’un autre, invisible, intangible, inaudible, dont il est à la fois le visage, les mains et la voix. Jésus essaye — pour reprendre quelque chose que je disais à l’instant — de mettre ses auditeurs et auditrices en présence de son Mystère à lui. Un Mystère qui est substantiel, un Mystère qui est bien réel, un Mystère qui épouse tous les contours de notre humanité dans sa condition la plus naturelle, si je suis dire.

Il est frappant d’entendre que ces gens qui ont du mal à suivre Jésus sur les chemins où il les emmène, néanmoins ne discutent pas l’humanité de Jésus. On connaît bien son père, on connaît bien sa mère, on connaîtrait aussi ses frères et sœurs… Jésus tellement bien connu, qu’on s’arrête à ça et que son humanité ferait presque écran, elle n’est pas encore perçue, ni perceptible comme le vecteur de quelque chose de plus grand, de quelque chose d’autre qui ouvre sur un renouveau de l’intelligence du Mystère de Dieu. Non pas simplement un Dieu qui parlerait, qui donnerait des commandements, mais un Dieu qui entend se communiquer réellement — on peut le dire, substantiellement — à l’intime. Quand on parle de l’eucharistie, notamment chez les catholiques, ce mot de « substantiellement », il compte beaucoup. Effectivement — je parlais tout à l’heure de la nourriture que le Seigneur donne, de la nourriture dans laquelle il se donne —, c’est une nourriture effectivement substantielle : elle nourrit, elle est donnée pour notre vie, pour ici, au sens très très fort, un peu comme dans le credo on dit : « pour nous, les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel etc. » « Pour notre vie », cette nourriture elle est substantielle. Le Seigneur nous la donne comme telle pour nous nourrir, encore une fois pour que nous avancions dans la vie. Ça passe par cette humanité si simple, absolument reconnue, mais cette humanité qu’il faut accueillir — et on peut reprendre ici une image évangélique — qu’il faut accueillir comme une porte qui, si on l’ouvre, débouche sur des horizons tout à fait nouveaux. Non plus simplement la Loi, mais une parole vivante, une personne vivante qui parle, une personne vivante qui va parler, qui va témoigner, témoigner jusqu’à la mort et au-delà de la mort pour que nous ayons la vie.

Ici, Jésus revient sur quelque chose qu’il a dit dès le début de l’Évangile de Jean : « Dieu, personne ne l’a jamais vu. » Et on retrouve l’intention johannique ici aussi : Dieu, personne ne l’a jamais vu mais en Jésus, qui sait de qui il parle, une certaine connaissance de Dieu est offerte à quiconque laisse son intelligence spirituelle, et son intelligence tout court, être re-visitée.

Pour bénéficier de cette lumière, de cette nourriture substantielle, il y a une une toute première étape qui est extrêmement simple, un premier geste qui est à poser : accueillir l’humanité de Jésus. Je ne me souviens plus quel était l’auteur qui avait écrit un ouvrage qui s’appelait : « Simples regards sur le Sauveur. » Effectivement, ça commence par cette humanité de Jésus dont l’Évangile témoigne à chaque pas et dont justement il essaye de nous faire comprendre qu’il existe un en deçà d’elle-même, comme il y a un au-delà d’elle-même — qui d’ailleurs est la même chose. Le Seigneur vient du Père et retourne au Père. La seule différence c’est que, venant du Père il vient du Père et vraiment avec le Père, toujours en synergie avec Lui et avec l’Esprit, il vient vers nous ; lorsqu’il retourne au Père, de quelque manière, comme on l’a chanté à l’Ascension, il y retourne avec nous. Cette humanité qu’il a prise, il ne l’a pas prise comme en passant et par erreur et par hasard, cette humanité qu’il a prise, il l’a prise vraiment, il en a épousé les pauvretés vraiment, il en a même épousé la mort et le poids du péché vraiment mais il a transfiguré tout cela dans sa Passion, sa mort et sa résurrection.

Encore un mot, mais je ne veux pas être trop long, pour vous inviter à lire et à être attentifs au petit passage de la lettre de saint Paul aux Éphésiens que nous lisons aujourd’hui. On dit quelquefois que la liturgie de la Parole est construite entre la première lecture et l’Évangile et que, pour la deuxième lecture, l’harmonique est moins clair. À mon avis, ce n’est pas si vrai que cela. On trouve toujours des choses qui entrent en résonance avec le cœur  de ce qui est véhiculé de dimanche en dimanche.

En l’espèce ici, Paul dit aux Éphésiens : « N’attristez pas le Saint Esprit de Dieu, qui vous a marqués de son sceau en vue du jour de votre délivrance. » Et il continue : « Amertume, irritation, colère, éclats de voix ou insultes, tout cela doit être éliminé de votre vie, ainsi que toute espèce de méchanceté. Soyez entre vous pleins de générosité et de tendresse. Pardonnez-vous les uns aux autres, comme Dieu vous a pardonné dans le Christ. » Voilà la logique eucharistique que nous pouvons imprimer à nos existences.

J’étais très triste de constater avec beaucoup cette polémique à la fois vaine et tout à fait inopportune, comme disait le cardinal Bustillo, qui a marqué la fin du mois de juillet, avec une espèce de croisade qui s’est un peu emballée et, on ne peut pas l’oublier malgré tout, des paroles extrêmement difficiles, des paroles parfois très radicales et violentes où effectivement on entendait amertume, irritation, colère, éclats de voix ou insultes. La logique eucharistique veut que tout cela soit éliminé de notre vie. À vrai dire, cela c’est un travail que l’on n’en finit pas de faire. Il est très très difficile d’imprimer à nos existences cette logique à laquelle j’ai déjà fait allusion dans les semaines passées, cette logique de providence, d’attention, de bienveillance et de munificence, d’incroyable générosité, notamment dans la miséricorde, à nos existences qui sont limitées, à nos existences marquées par nos pauvretés, nos limites et toutes nos insuffisances.

Néanmoins, nourrissons-nous de l’eucharistie. C’est de l’eucharistie que nous pouvons recevoir la logique à imprimer à nos existences. Recevons l’eucharistie pour devenir nous-mêmes des êtres eucharistiques. On pense immédiatement à Romains 12,1. Recevoir l’eucharistie pour offrir à notre tour, nos existences, nos vies en offrande spirituelle au Seigneur et aussi à nos frères et sœurs dans le service.

Pour conclure, je reprends simplement, et je voudrais vous laisser là-dessus, cette intention, cette idée qui traverse tellement de part en part tous les écrits johanniques. Vous vous souvenez que au début de son Évangile, l’auteur du quatrième Évangile disait : « La vie était la lumière du monde » — « La vie était la lumière du monde », à la fin de son Évangile, le même auteur dira : « J’ai écrit tout ce que j’ai écrit pour que vous croyiez que Jésus est vraiment le Christ, le Fils de Dieu et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom. » Et encore aujourd’hui, alors que nous sommes dans ce discours du pain de vie, nous entendons Jésus nous dire et nous redire : « Le pain que je donnerai c’est ma chair donnée pour la vie du monde. »

Alors n’ayons pas peur d’avoir faim de l’eucharistie, c’est une faim qui est au service de notre appétit de vivre. Et c’est bel et bien la vie, et comme dirait le Seigneur « la vie en plénitude », une vie tendue vers la sainteté, motivée par la sainteté, qui doit être notre principale préoccupation. C’est certainement un chemin exigeant, mais c’est aussi une promesse tellement heureuse. Et comme elle est faite par le Seigneur, c’est une promesse qui est tenue envers et contre toutes nos incapacités à l’accueillir comme elle devrait, envers et contre tous nos manques de générosité. Le pain que nous recevons, il est donné pour que nous ayons la vie et cette vie, elle nous est effectivement donnée de dimanche en dimanche, et même au jour le jour.

AMEN