« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

Homélie – 3ème dimanche de l’Avent

Chers frères et sœurs, chers amis, temps de l’Avent n’est pas particulièrement austère. Je veux dire par là que, s’il a sa gravité propre (et il l’a !) il n’a tout de même pas la couleur plus sévère d’un temps pénitentiel tel que le carême – encore qu’il faut veiller d’assez près à ne jamais perdre l’équilibre du carême entre « sens du péché » et « sens de la grâce » puisque, selon saint Paul, là où abonde l’un, l’autre surabonde. Et pourtant le troisième dimanche de l’Avent retentit d’une invitation particulière à la joie. On le nomme le dimanche de « Gaudete » (tout comme le quatrième dimanche de carême que l’on appelle dimanche de « Laetare »). Traduction dans les deux cas : réjouissez-vous !

Le thème de la joie a été souvent mis à l’honneur par le pape François, que ce soit pour parler de « La joie de l’Évangile » (Evangelii gaudium) ou de la joie de la sainteté (dans sa belle exhortation « Gaudete et exsultate »/« Réjouissez-vous et exultez »). Pour saisir ce dont il est ici question, le mot latin est un indicateur précieux : joie se dit « gaudium ». « Se réjouir » se dit « gaudere ». Mais le verbe signifie aussi « jouir de ». Par là peut être sommes-nous mis sur la piste d’une invitation à la profondeur. En effet, si la joie peut avoir les manifestations extérieures qu’on lui connaît, elle a surtout une dimension intérieure. En son fond, elle est ce qui étreint intérieurement un être lorsque, profondément, il ressent le bénéfice d’un bienfait : un don, d’heureuses retrouvailles, une épreuve surmontée, un but atteint, un défi relevé, un moment important de la vie (intime ou partagée)… Toutes choses qui lui redisent la valeur de la vie, et du même coup sa valeur propre à ses propres yeux ou aux yeux des autres. Toutes choses qui renvoient à de la densité et non à un superficiel mouvement de contentement qui serait tout de surface. Dans l’Écriture, les invitations à la joie ne sont pas rares. Qu’elles résonnent  à l’issue de l’épreuve, voire au cœur même de celle-ci, au titre de l’espérance.

La « joie du salut », elle est vraiment de cet ordre là ! Et ce dimanche, l’invitation à la joie que nous entendons dans la liturgie retentit, alors qu’il n’est pas sûr que tout le monde ait le cœur à la fête puisque, justement, les fêtes que nous préparons auront une physionomie somme toute marquée par l’adversité du moment (adversité sanitaire, adversité économique… adversité dans les relations humaines à tous les niveaux, puisque nous ne pourrons pas nous retrouver selon nos vœux, et selon nos attentes le plus fortes). Et pourtant malgré tout cela, si ! Mobilisation pour la joie, la densité intérieure, au titre de l’espérance parce que, au-delà  de l’adversité du temps, « le printemps ne nous oubliera pas » comme disait un poète (Neruda je crois, mais je n’en suis jamais sûr). Il se peut – il est même probable – que les « explosions de joie » attendront un peu que le gros de la (ou des…) crise(s) soit derrière nous. Mais l’Avent demeure l’Avent et Noël demeure Noël : un temps de joie – de densité – qui prépare un temps de joie – densité encore : densité de notre désir du Salut (tel que chanté de manière si tonique par le Magnificat de Marie que l’on chante aujourd’hui entre les deux lectures) et densité de l’amour de Dieu qui vient se révéler dans l’Enfant de Bethléem.

Vivons donc cette avant dernière étape de notre marche vers Noël, marche à petits pas, sous le signe de la joie, telle que ces propos essaient d’en esquisser le sens. C’est un bon contrepoison, me semble-t-il, à la pesante morosité de nos incertitudes du moment et, je crois aussi, un bon roboratif pour préparer nos lendemains !

La semaine dernière déjà, nous voyions entrer en scène Jean, le Baptiseur et Précurseur. Mais alors nous lisions saint Marc qui ouvre son Évangile de manière si tranchée, pour ne pas dire presque abrupte. Tout de go, il nous plonge dans le ministère public de Jésus, intronisé presque lapidairement par son devancier, Jean, dernier prophète de l’Ancien Testament qui a déjà un pied dans le Nouveau. En quelques versets (plus ou moins les onze premiers de son évangile) Marc dit pratiquement tout ce qu’il y a à dire, jusqu’à nous montrer la scène du baptême de Jésus par le Baptiste. Puis Jean s’efface. Dès lors Jésus va « croître », comme l’a prophétisé le « nouvel Élie », et il va accomplir son œuvre. Ses premiers mots sont : « Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché : convertissez-vous et croyez à l’Évangile »  (Marc 1, 15 – TOB). Et cet Évangile qui n’est autre que lui-même.

Aujourd’hui, nous retrouvons Jean, le même Baptiste. Mais dans une tout autre lumière : celle du quatrième évangile. Et la première notation qui me vient à l’esprit est celle-ci : n’est-il pas frappant de noter d’entrée de jeu, le contexte dans lequel apparaît la figure du Baptiste ? Il apparaît au cœur de la vision grandiose qui ouvre cet Évangile-là. Le « Prologue », comme on le nomme parfois. C’est un regard contemplatif ample, qui envisage le mystère de la Création en ses débuts et le mystère de l’Histoire des hommes, avant que le Verbe n’y soit entré. Et c’est au verset 6 que surgit « un homme envoyé de Dieu ; son nom était Jean (= “Dieu fait grâce”). » Et Jean est immédiatement intronisé comme « témoin », avant que d’être soigneusement distingué de Celui qu’il a charge d’annoncer : « Il n’était pas la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière » (v. 8). Revient alors « Le Verbe [qui] était la vraie lumière, qui en venant dans le monde, illumine tout homme… » (v. 9)  Quel emplacement de choix pour introniser le Baptiste !

Avant d’aller plus loin, ce que je souhaite juste noter ici, c’est la proximité établie entre  celui qui n’est que l’annonciateur et Celui qui est annoncé. Le mystère de l’un et de l’autre sont si intimement liés. Toute la prophétie, en Jean, converge vers le moment où « le Verbe se fait chair » (v14) , où Dieu se fait « Emmanuel, Dieu avec nous ». Augustin dit (pardonnez-moi je cite de mémoire) « Jean était la voix (et d’ailleurs il n’a pas prétendu être autre chose), mais la parole ( = ce qui était porté par cette voix) c’était bien le Verbe ». De la simple humanité de l’un (Jean), à la divinité de l’autre (Jésus, le Verbe fait chair), la distance pourrait sembler infranchissable, mais l’apôtre-évangéliste, dans une contemplation et une composition saisissantes, les rapproche ou plutôt révèle leur intime proximité. Et il aura l’occasion d’y revenir plusieurs fois dans son Évangile.

Cette notation se confirme plus avant dans le long passage que nous entendons aujourd’hui. Déjà apparaît la question qui va hanter tout le ministère de Jésus. Elle se formule en termes simples. Trois mots seulement : « Qui es-tu ? ». En répondant (ou plutôt en ne refusant pas de répondre) Jean va rester à la place qui est la sienne. Il dira – et c’est sa première réponse : « Je ne suis pas le Christ » (v. 20). La TOB introduit ce propos par ces mots : « Il fit une déclaration sans restriction, il déclara : je ne suis pas le Christ. ». Et ensuite, en se récusant comme Élie, en se récusant comme le Prophète annoncé, il va laisser ses interrogateurs à leurs interrogations et à leurs repères : au demeurant, quand-bien même il aurait reconnu être Élie ou encore « le Prophète annoncé », l’auraient-ils cru, ses interlocuteurs ? Auraient-ils su que faire de tels indices ? Auraient-ils reconnu la « plénitude des temps » enfin advenue ? Sans doute pas. Et toute la dramaturgie de l’Évangile de Jean, tient là le nerf qui va en assurer la tension, jusqu’au bout. Jusqu’au « procès » (il est prudent de mettre ici des guillemets) de Jésus lui-même, où toute la question – encore et encore – sera de savoir : « Qui est-il ? »… Est-il « le Roi des Juifs » ? Curieux moment tout de même que celui de Jean le Baptiseur/Précurseur, aujourd’hui soumis à la même question que celle qui poursuivra Jésus tout au long de son parcours… Jean indique à ses enquêteurs que déjà « se tient au milieu de vous celui que vous ne connaissez pas » (v. 26). Et il assortit son propos du rappel que lui-même « baptise avec de l’eau ». D’autres évangélistes précisent que Jean annonce que le baptême dont Jésus baptisera sera « de feu et d’Esprit Saint » (voir Mt 3, 11) et nous ne pouvons pas ne pas avoir cette précision à l’esprit au moment où nous voyons le précurseur aux prises avec des « questionneurs » dont Jean nous montrera, tout au long de son Évangile et sans tellement de ménagement (car, au fond, il est souvent polémique) que, s’ils sont si peu disponibles aux réponses qui sont faites à leurs questions, c’est probablement parce qu’ils ont arrêté « d’habiter » leurs questions… (J’aime beaucoup cette expression : « d’habiter » leurs questions »). De sorte qu’ils ont toujours, à la fois, et les bonnes questions, et les bonnes réponses…

Mais il nous suffit de retenir la leçon : aujourd’hui, c’est Jean le Baptiste, le Précurseur, qui « est à la question » et demain, ce sera Jésus. Tout l’Évangile nous montre si souvent sous ce rapport un dialogue de sourds, quand ce n’est pas une confrontation. Quelques pharisiens pourtant se montreront « habitant » les questions que leur pose leur foi : Nicodème, Joseph d’Arimathie, ou encore Gamaliel… Et aujourd’hui, c’est bien plutôt de nous qu’il est question. Nous aussi nous portons la question : « Qui est-il cet enfant vers qui nous allons à Bethléem ? » Et allons-nous vers lui avec des réponses toutes faites de catéchisme appris par cœur depuis longtemps ? Ou bien plutôt avec une heureuse curiosité, et le désir d’une vraie rencontre qui nous ouvre au Mystère de Celui qui vient dans le monde ; dans le monde tel qu’il est ; dans nos vies, telles qu’elles sont (nos vies à chacun, à chacune ; dans notre vie partagée en communauté, en communion, en Église, dans la société, dans le monde, notre vie partagée à tous et à toutes, avec le plus grand nombre) pour y apporter le salut et la joie de Dieu dont nous parlions au début de cette méditation.

Gageons que si nous « préparons les chemins du Seigneur » dans nos cœurs, cela signifie que nous prenons soin de notre capacité d’émerveillement et de surprise, pour « ce que le Seigneur fit pour nous ». La présence du Magnificat au cœur de la liturgie de la parole de ce dimanche est vraiment significative ! (Elle m’a d’ailleurs surpris quand je l’ai vue : je m’attendais à un psaume et j’ai vu un morceau d’Évangile, en fait !). La jeune fille de Nazareth s’est constamment laissée dérouter et habiter (au sens fort : dans sa chair mais aussi dans toute sa vie, dans toute son âme) par le Mystère de son Fils. Mystère pleinement humain, Mystère pleinement divin, rencontré seulement dans la personne concrète de Jésus, cette personne concrète que désigne Précurseur, le Baptiseur. Tout ce qu’il faut nous souhaiter, c’est cette même disponibilité de cœur et d’esprit, pour aller jusqu’à Bethléem à la rencontre de « Celui qui vient pour tout sauver ».

Bonne marche jusqu’à Bethléem !

AMEN