« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

Homélie du frère Gilles-Hervé Masson – 4ème dimanche de carême Année A

Chers frères et sœurs, chers amis, décidément cette guérison de l’aveugle-né que Jean nous relate au chapitre 9e de son Évangile, elle fait beaucoup, beaucoup, parler. Elle fait parler les badauds, ceux qui étaient habitués de voir ce malheureux dans le décor, sans peut-être y prêter plus attention que cela ; elle fait aussi parler les autorités religieuses, les pharisiens qui débattent et qui ergotent sur cette guérison. Certains n’y croient pas et quelques-uns ne peuvent qu’y croire, la constater mais la jugent fautive ; et quant à l’aveugle, on l’entend pas mal discuter avec ses interlocuteurs qui deviennent assez vite ses détracteurs et on l’entend un peu parler avec Jésus à la fin de cette page d’évangile.

Je voudrais noter simplement deux choses pour commencer. D’abord une parole que l’aveugle-né a en commun avec la Samaritaine. Vous vous souvenez que la semaine dernière, lorsque Jésus semblait être à même de lire comme à livre ouvert dans la vie de la Samaritaine à propos notamment de ses maris successifs, ce que cela suggérait comme réaction à la femme de Samarie, c’était : « Je vois que tu es un prophète. » Et j’aime insister sur ce fait que la femme de Samarie jamais ne se sent mal à l’aise sous le regard de ce prophète qu’est Jésus, qui semble décidément voir loin et aussi voir profond dans les gens.

Ici, aujourd’hui, à son tour, l’aveugle-né — l’aveugle-né guéri — va parler de Jésus. Ce sont des pharisiens qui lui posent la question : « Et toi, que dis-tu de lui puisqu’il t’a ouvert les yeux ? » Et l’aveugle-né guéri de répondre : « C’est un prophète. » Et à la fin de cette page d’évangile, on notera que l’aveugle-né guéri fera un pas considérable. Après avoir attesté que Jésus est assurément un prophète — cela peut être constaté à partir des œuvres qu’il pose, à partir de ce qu’il fait, du bien qu’il fait — c’est quelqu’un qui a certainement l’oreille de Dieu puisqu’il peut faire ce genre de grandes choses, à la toute fin l’aveugle va confesser Jésus comme Christ.

Je reviens simplement sur ce dernier passage : « Jésus apprit qu’ils l’avaient jeté dehors, il le retrouva et lui dit “crois-tu au Fils de l’homme ?’’ Il répondit : “Et qui est-il Seigneur pour que je croie en lui ? ’’ Jésus lui dit : “ Tu le vois, et c’est lui qui te parle.’’ Il dit : “Je crois Seigneur.’’ » Je voulais juste attirer notre attention sur cette progression dans la démarche de l’aveugle. Il passe de la confession d’un homme de bien qui a sûrement l’oreille de Dieu et qui est probablement prophète, à la confession du Fils de l’homme, à la confession de Jésus comme Christ. Elle est sobre la parole par laquelle il conclut son dialogue avec Jésus : Je crois Seigneur.

On l’avait dit la semaine dernière, notre démarche de carême consiste essentiellement à nous ouvrir au Mystère du Seigneur Jésus. Et pour ce faire, il nous faut vivre le plus possible, le plus intensément possible, ces rencontres successives qui approfondissent notre carême au cours des trois derniers dimanches qui sont aussi — il faut le rappeler, pour les catéchumènes, ceux et celles qui vont recevoir le baptême dans la nuit de Pâques —, qui sont aussi les derniers dimanches de leur itinéraire pré-baptismal, dimanches où sont célébrés les scrutins. Se poser devant Jésus, d’abord, et l’entendre nous interroger : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? »

Après avoir pu constater avec la Samaritaine que le Seigneur est celui qui vient désensabler nos sources intérieures, aujourd’hui, nous voyons que le Seigneur est celui qui, au titre de sa puissance, au titre du salut qu’il vient nous apporter, peut nous ouvrir les yeux. Peut-être en effet nous ouvrir les yeux tout simplement et d’abord sur le monde qui nous entoure, sur nos semblables, peut-être aussi nous ouvrir les yeux, c’est-à-dire nous ouvrir à une certaine lucidité sur nous-mêmes. Mais ił y a plus profond. Le Seigneur vient aussi ouvrir les yeux de notre cœur. Il vient nous donner accès à une perception proprement spirituelle de son Mystère, pour le confesser bien sûr, non pas en élucidant ce Mystère mais en reconnaissant qu’en sa présence on est en présence du Mystère du Fils de l’homme, on est en présence du Fils de Dieu qui se trouve être aussi notre frère en humanité puisqu’il est tout aussi bien fils de Marie.

La semaine prochaine, nous aurons encore une autre dimension avec Jésus comme « maître de la vie ». Mais restons sur l’aveugle-né. Comme je l’avais dit la semaine dernière, j’ai envie de nous le redire : avant d’arriver aux grandes affirmations, les plus fortes, les plus profondes, les plus sublimes, disons-le d’un mot peut-être, les plus théologiques, au sujet de Jésus, il me semble qu’il est bon de traverser toute cette page, de bout en bout, sans faire l’économie d’un verset. Bien sûr, il y aurait beaucoup trop à dire mais, à tout le moins, on peut glaner ici et là des choses qui se donnent à observer.

Premièrement, l’entrée en matière. Jésus voit sur son passage un homme aveugle de naissance. Dès qu’on a dit ça, ce sont les disciples qui passent au premier plan avec une question qui leur vient semble-t-il immédiatement à l’esprit : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Ils traduisent-là une croyance assez commune qui voulait que peut-être telle affliction soit le fruit du péché. La réponse de Jésus est extrêmement importante : « Ni lui, ni ses parents, n’ont péché. » C’est-à-dire que Jésus dit simplement : Là n’est pas la question. À la vérité, ce qui compte, c’est l’occasion, qui est offerte là, de faire le bien, c’est-à-dire équivalemment d’accomplir les œuvres de Dieu.

Cet homme qui est là dans sa nuit, cet homme qui est là dans sa pauvreté, il est en attente du bien qui peut lui être fait. Simplement, à mode humain peut-être, en lui faisant l’aumône ou en l’aidant à se déplacer, mais plus profondément peut-être aussi, du bien qui peut lui être fait en lui donnant accès au salut de Dieu où il aura à la fois le recouvrement de la vue et l’entrée en possession du salut que Dieu donne, un accès rouvert à l’amour de Dieu. Il y a dans le geste de Jésus quelque chose qui s’affirme très fortement : la gratuité de son geste. Il va faire le bien pour lui-même. Cet homme n’a pas à être jugé — c’est le premier regard des disciples et c’est tellement souvent le nôtre, c’est tellement commun —, cet homme-là il a à être envisagé pour ce qu’il est : une occasion de faire le bien et de faire son bien au nom du Seigneur. Et le Seigneur de dire que c’est là tout l’objet de son séjour parmi nous. Il le dit, il est venu « pour que les œuvres de Dieu » se manifestent dans cet aveugle et se manifestent dans tous ceux et celles qu’il rencontre et qui ont besoin de guérison, de salut. « Aussi longtemps que je suis dans le monde, dit le Seigneur, je suis la lumière du monde. »

Et il faut travailler à ce que cette lumière soit manifestée. Et elle se manifeste dans les gestes de bien que l’on peut poser et qui sont si souvent, presque toujours, à notre portée. Mais en étant à notre portée, ils sont aussi de longue portée. Pourquoi ? Parce qu’ils peuvent en dire long sur la manière dont nous abordons la vie et les gens à l’école du Seigneur Jésus : en donnant une priorité absolue à la grâce qui attend toujours de pouvoir être manifestée ; la grâce, c’est-à-dire le geste gratuit, le bienfait pour lui-même, et qui va remettre quelqu’un sur pied, qui va remettre quelqu’un en chemin, qui va ouvrir l’intelligence de quelqu’un à la vérité, à la lumière du Seigneur, au Mystère du Dieu-amour, communion, Père, Fils et Esprit Saint.

Le Seigneur, vous l’avez remarqué certainement, dit (il parle de lui-même), il dit qu’il est venu pour accomplir les œuvres de Dieu, mais il dit aussi qu’« il nous faut travailler aux œuvres de Celui qui l’a envoyé ». Il nous faut, c’est-à-dire, lui avec vous et nous avec lui. Nous, peut-être en son nom, avec sa grâce, et lui, toujours avec nous parce que, en définitive, nous nous effaçons devant le Seigneur Jésus au nom duquel nous agissons et que nous confessons. Mais j’ajoute, et vous l’avez remarqué sans doute, le Seigneur Jésus lui-même s’efface devant « Celui qui l’a envoyé ». Je relis ce verset : « Il nous faut travailler aux œuvres de Celui qui m’a envoyé. » Et il dit : « tant qu’il fait jour », traduisons tant qu’il est en chemin, avant que n’arrivent ces jours, vers lesquels nous allons et que nous allons célébrer bientôt, où son témoignage sera scellé.

Le geste que pose Jésus est un geste d’onction : il fait un onguent avec sa salive et avec la terre qu’il applique sur les yeux de l’aveugle. On ne peut qu’être frappés par la matérialité de ce geste et presque la trivialité de cet onguent que le Seigneur applique. Mais c’est pour nous signifier que la grâce de Dieu passe par tous les canaux, rien n’est si trivial qu’elle ne puisse s’y faufiler.

Et ici, joignant le geste à la parole, le Seigneur applique l’onguent et invite ensuite l’aveugle à se rendre à la piscine de Siloé, ce qui signifie « l’Envoyé »/ « le Messie ». Et là, il va se laver, se débarrasser de cet onguent qui lui avait sur-scellé les yeux. Et une fois débarrassé de cet onguent, il va voir. Il ne voyait pas et désormais il voit. Pour reprendre un jeu de mots que j’ai peut-être déjà eu l’occasion de vous partager, non seulement cet aveugle est devenu voyant mais plus que cela, on le voit, il va devenir clairvoyant. Et les longs dialogues que l’on a dans le cœur de cette page d’évangile montrent à quel point il a un regard d’avance sur tous ceux et celles qui sont autour de lui, à commencer par les esprits les plus religieux, et peut-être ceux qui se pensent les plus éclairés en matière de religion. Frappant de voir à quelle hostilité s’expose l’aveugle lorsque — il ne fait jamais qu’attester ce qu’il lui est arrivé —, lorsqu’il ne fait jamais autre chose que d’imputer à « celui qu’on appelle Jésus » ce qu’il a fait, c’est-à-dire de lui mettre de la boue sur les yeux, de l’envoyer se laver et ce faisant, eh bien, lui donnant de retrouver la vue. On est frappés de voir combien les interlocuteurs, les détracteurs de l’aveugle sont sûrs de leur fait : « De naissance tu n’es que péché et tu nous fais la leçon ! » Mais on peut noter aussi l’aplomb de cet aveugle, qui s’en tient au bien qui lui a été fait. Là, il est sûr de ce qu’il lui est arrivé. Il peut dire : « C’est bien moi. » C’est bien moi qui étais aveugle et qui maintenant vois, c’est bien moi qui ai fait l’objet de ce geste de Jésus, c’est bien moi qui vais pouvoir faire ce chemin de foi. D’abord, il a pu penser que ce n’était qu’un prophète, ce qui était déjà été beaucoup, ! À présent, au bénéfice d’une mise en présence de Jésus, au bénéfice de se poser devant le Mystère de Jésus, il peut confesser qu’il est le Fils de l’homme, qu’il est celui que le Père invisible, le Dieu invisible nous envoie pour nous donner son salut et faire de chacun d’entre nous, de chacune d’entre nous, une pierre d’attente. Qui attend quoi ? La bienveillance et la grâce de Dieu.

Si nous pouvions, en suivant très précisément ici les indications de Jésus, renoncer à tout jugement, c’est-à-dire renoncer à tout jugement-condamnation (ce qui n’est pas tout à fait la même chose que renoncer au jugement-discernement), mais si nous pouvions renoncer au jugement condamnation pour, toujours, non seulement donner une chance à la grâce de pouvoir se manifester, mais pour toujours être prêts à ce que la grâce soit manifestée, même par notre entremise, par notre bonté, par notre disponibilité aux besoins de l’autre.

Un dernier mot pour cette méditation, peut-être déjà un peu longue. Le Seigneur Jésus fait une opération de vérité. S’il a rendu la vue à cet aveugle-né, c’est pour mieux mettre en avant les vraies cécités spirituelles. Il faut bien reconnaître que, dans cette page de l’Évangile selon saint Jean, Jésus est très mordant avec les pharisiens — qui ne s’y trompent pas. Il peut dire, à la fin de cette page, d’un air peut-être un peu détaché, mais tout de même de sorte à être entendu : « “Je suis venu en ce monde pour rendre un jugement : que ceux qui ne voient pas puissent voir et que ceux qui voient deviennent aveugles.’’ Parmi les pharisiens, ceux qui étaient avec lui entendirent ces paroles et lui dire : “ Serions-nous aveugles nous aussi ? ’’ » Et la réponse de Jésus : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : “Nous voyons !’’, votre péché demeure. »

Nous ne sommes pas propriétaires, détenteurs, de la lumière. La lumière, elle nous vient d’ailleurs. Elle nous vient de notre patient travail de déchiffrage des Écritures, elle nous vient de notre patiente écoute de la Parole de Dieu — comme je le dis toujours, sans jamais séparer cette écoute de la Parole de Dieu de l’écoute des attentes du monde, de l’écoute des attentes de notre prochain. La lumière nous vient par là lorsque nous nous rendons disponibles, lorsque nous ouvrons les oreilles et les yeux au bien qui attend d’être fait.

Alors essayons de nous soustraire à ce jugement de Jésus. Ne prétendons pas posséder quelque lumière que ce soit mais demeurons dans une quête incessante de toujours plus de lumière. « Le Christ est la lumière du monde », c’est ainsi que commençait la Constitution sur l’Église, et c’était la première phrase par laquelle l’Église se présentait : « La lumière des nations c’est le Christ » et le corps tout entier du Christ en Église et chacun chacune d’entre nous. Nous sommes les serviteurs de cette lumière qu’est le Seigneur Jésus — avec cette notation sur laquelle je reviens parce qu’elle me paraît toujours si belle — cette lumière qui étant elle-même la vraie lumière, c’est qu’elle s’efface pourtant devant une source plus intime, plus haute ; qui vient de plus loin : le Père.

Entrons dans ce mouvement d’humilité, accueillons la lumière du Christ, essayons de la dispenser et, à chaque pas que nous faisons, essayons surtout de ne jamais faire écran, effaçons-nous, pour que ceux qui par nous reçoivent peut-être un éclat de lumière, puissent remonter à cette autre source qu’est l’amitié du Seigneur Jésus, et grâce à cela, puissent encore remonter plus haut pour aller jusqu’à la lumière qui est le cœur de la vie même de Dieu, Père, Fils et Esprit Saint ; communion de lumière que saint Jean nous décrit si magnifiquement. Communion de lumière, de grâce et d’amour. AMEN

Biographie du frère G.H. Masson