« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

Homélie du frère Gilles-Hervé Masson – 5ème dimanche de carême Année A

Frères et sœurs, chers amis, nous y voici enfin : 5e dimanche de carême. Encore un tout petit peu de temps et nous entrerons, avec le Seigneur, à Jérusalem. Et ce troisième dimanche nous donne l’occasion de vivre, encore une fois, une très grande rencontre avec le Seigneur Jésus.

Il s’était présenté à la Samaritaine comme celui qui peut faire jaillir en chacun et en chacune « une source d’eau jaillissant en vie éternelle ». Il s’était présenté à elle comme quelqu’un qui peut libérer notre intériorité, nous rendre la fécondité que nous avons vocation à honorer, la fécondité d’être nés pour être des êtres d’alliance, des êtres de communion, des êtres — disons le mot, si précieux, qui est au cœur de tout — des êtres d’amour.

La semaine dernière, nous nous étions arrêtés et nous avions médité sur le dialogue entre Jésus et l’aveugle-né. Jésus se présentait alors comme celui qui vient nous apporter la lumière que Dieu veut nous donner. Cette lumière qui peut se traduire tout simplement par un regard lucide et clair sur le monde, sur les autres, sur nous-mêmes. Cette lumière qui peut aussi se traduire par un regard intérieur, intelligent, sur le Mystère profond du Seigneur Jésus, et ce Mystère, plus profond encore, qui se tient en arrière de lui : le Mystère du Père, dont le Seigneur, comme nous le disions, est le visage visible et la voix audible, tandis que le Père reste caché. Et nous avions déjà pris goût de noter, à ce moment-là, la délicatesse du Seigneur qui vient donner à l’aveugle part à la lumière et qui, dans le moment même où il rend la vue à l’aveugle, s’efface comme pour indiquer la source dont lui-même procède. Jésus est la lumière du monde mais cette lumière, il ne prétend pas la détenir à lui seul, il la reçoit d’un autre, Celui qu’il appelle « son Père ». Et son Père lui donne cette lumière pour que nous la recevions par son entremise et que, à notre tour, nous devenions lumière pour nos frères et sœurs en humanité.

Et aujourd’hui, nous avons ce grand moment qui, de quelque manière, nous conduit vraiment au coeur de ce qui va faire l’objet des célébrations pascales. Les célébrations pascales sont un mystère de Passion, mort et résurrection. On aura très longuement le temps d’y revenir. Mais sans doute que l’un des mots importants c’est celui de « mort ». Aujourd’hui, la rencontre que nous voyons, à laquelle nous assistons, c’est la rencontre entre le Seigneur et la mort, en l’occurrence d’ailleurs, la mort de son ami. C’est un très beau titre que celui-là pour Lazare, il est « l’ami du Seigneur ». L’archidiocèse de Marseille est d’ailleurs placé sous le patronage de « Lazare, ami du Ressuscité ». Au moment où nous le rencontrons, Jésus n’a pas encore traversé la mort, il marche vers Jérusalem, mais cette étape qui nous est relatée au chapitre 11e est absolument décisive.

Alors oui, nous allons contempler Jésus qui est, comme il le dit aux sœurs de Lazare, « la résurrection et la vie » ; il est celui qui a le pouvoir de donner la vie à ceux et celles qui croient en lui. Mais dans un premier temps il faut bien traverser toutes les épaisseurs de cette page.

Tout d’abord, il y a le fait que l’on fait porter à Jésus la nouvelle que Lazare n’est pas bien — on pourrait dire, est au plus mal. Et pourtant Jésus prend son temps. J’imagine que, comme moi, vous vous serez fait la réflexion qu’on retrouve là un thème qu’on a abordé la semaine dernière lorsque Jésus dit : « Cette maladie ne conduit pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu, afin que, par elle, le Fils de Dieu soit glorifié. » La semaine dernière lorsque qu’il voyait l’aveugle qui était là et que d’aucuns se demandaient si cette cécité était le fruit d’un péché quelconque, de l’aveugle ou de ses parents ou de je ne sais qui … Jésus répondait : Non, là n’est pas la question ! Cet homme est là pour bénéficier du bien que Dieu lui veut et du bien que chacun chacune peut lui faire. Ainsi donc Jésus laisse faire les choses, laisse les choses se dérouler, il prend son temps avant de prendre le risque de retourner dans une zone dangereuse pour lui puisque, peu de temps auparavant — on le lui rappelle — ses détracteurs « cherchaient à le lapider ». Jésus est bien conscient du rendez-vous qu’il a : « Lazare, notre ami, s’est endormi ; mais je vais aller le tirer de ce sommeil.’’ Les disciples lui disent alors : “ Seigneur, s’il s’est endormi, il sera sauvé.’’ » Il y a là un malentendu et Jésus doit préciser : « Lazare est mort ». Et en précisant cela, il revient sur cette occasion de faire le bien et de rendre gloire à Dieu : « Je me réjouis de n’avoir pas été là, à cause de vous, pour que vous croyiez. » Jésus va à la fois poser un geste de bien en relevant Lazare, il va aussi poser un geste extraordinairement fort à destination de tous ceux et celles qui vont en être témoins pour, justement, manifester qu’il est le maître de la vie.

Avant de poser ce geste toutefois, il me semble qu’il faut faire droit à deux choses. La première : ce qui attend Jésus à Béthanie, c’est bien sûr Lazare qui est mort, mais ce sont surtout les deux soeurs de Lazare qui sont dans le désarroi, qui sont dans la tristesse, qui sont dans le chagrin de la séparation. Et l’une comme l’autre, Marthe comme Marie, dira au Seigneur : « Si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort. » Cela sonne bien évidemment comme, au moins un regret, peut-être même un reproche. Si le Seigneur, lui, sait ce qu’il fait, ceux qui sont autour sont à la peine. Et c’est une première chose qu’il me plaît de souligner : le Seigneur vient au-devant de nos tristesses, de nos chagrins, de nos angoisses devant la mort. Il vient au-devant de notre désarroi, il vient au-devant de nos larmes. Et aussi bien, il va interroger Marthe dans un dialogue assez court mais quand même assez saisissant. Lorsque Marthe lui exprime ce regret qui est peut-être un reproche : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. » Mais malgré tout, Marthe a quand même dans son cœur une pierre d’attente d’espérance : « Mais, maintenant encore, je le sais, tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera. » Elle est munie de cette foi-là Marthe, elle croit que le Seigneur peut obtenir l’impossible.

Jésus dit ensuite quelque chose pour le moins étrange : « Ton frère ressuscitera. » Cela peut sonner comme une espèce de généralité assez vague, une promesse… mais qui se perd dans les lointains d’un futur incertain. Et Marthe reprend : « Bien sûr, je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour. » C’est très loin on ne sait pas quand… D’ailleurs on ressuscitera tous ensemble… Et Jésus de répondre à cette remarque de Marthe, en se posant devant elle, dans toute l’intensité de sa personne : « Moi, je suis la résurrection et la vie. » Jésus ne fait pas un long discours pour la consoler, il se propose lui-même à son assentiment de foi, il va lui tenir des propos que, certainement dans l’instant, elle ne peut pas comprendre : « Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ? » Et Marthe de répondre : « Oui, Seigneur je le crois : tu es le Christ, le Fils de Dieu, tu es celui qui vient dans le monde. »

Oui, le Seigneur vient au-devant de nos désarrois. Il vient solliciter notre foi, notre foi-confiance, en la puissance qui est en lui, dans le don qu’il vient nous faire. Jean le dira ailleurs : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en plénitude. » (Jn 10,10) Mais avoir la vie, avoir la vie en plénitude, cela ne nous garantit pas de faire l’économie de la mort. Il nous faut la traverser et le Seigneur se propose de la traverser avec nous. Lorsque je dis que le Seigneur vient au-devant de nos désarrois, c’est tellement vrai que, au cœur de la Passion, lorsqu’il sera sur la croix, ce sera à son tour de connaître tout le désarroi que peut provoquer la mort : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Ps 22). On pourrait traduire, en paraphrasant un peu ce que disent Marthe et Marie: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi n’es-tu pas là au moment où j’ai besoin de toi ? »

Le Seigneur vient plonger au cœur de nos tristesses et parfois de nos désespérances, lorsque nous pensons que tout est tellement bien fini qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Nous avons certainement tous et toutes entendu, ou peut-être murmuré, lors de la disparition de quelqu’un, du décès d’une personne : « Je ne le verrai plus jamais, je ne la verrai plus jamais. » Réflexion qu’on se fait toujours, réflexion qui dit notre solitude, la morsure de la solitude dans la séparation. Jésus vient apporter le salut au cœur précisément de cette séparation et de cette solitude qui paraît la plus invincible, la plus sans retour et qui est celle de la mort.

Alors le récit se poursuit, et Jésus — c’est une deuxième chose que je voulais noter — se laisse gagner par l’émotion qui entoure la mort de Lazare. Lui aussi, il est triste, il est triste de la tristesse des autres comme il est triste de sa propre tristesse ; lui aussi il a perdu son ami, lui aussi il pleure son ami. Et ses larmes paraissent tellement sincères que les gens ne peuvent pas ne pas les remarquer : « Voyez comme il l’aimait. »

Vient le moment — c’est la dernière partie de cette page d’évangile — où le Seigneur va au tombeau, et demande à ce qu’on roule la pierre. Demande assez surprenante ! Marthe, avec beaucoup de sens pratique, lui dit : « Mais… Seigneur, ça fait quatre jours qu’il est là, il sent déjà. » C’est-à-dire que la mort a bien fait son œuvre. Il n’est pas dans un état de catalepsie ou un endormissement profond. Non, non ! On parle bien d’une « mort ». Tant et si bien qu’il a déjà commencé de se défaire. Et à l’objection, ou à la remarque, de Marthe, Jésus reprend son propos de poser un signe, un geste si fort : « Ne te l’ai-je pas dit ? Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu. » Le Seigneur s’apprête à relever Lazare. Oh ! bien sûr, ce n’est pas encore la résurrection que lui-même bientôt connaîtra après avoir traversé la nuit de la mort. Le Seigneur ouvrira alors une brèche nouvelle dans la mort. Ici, Lazare est relevé, il est rendu « à sa vie d’avant » si l’on peut dire.

Et Jésus, conformément à ce qu’il a annoncé, entre en dialogue avec son Père : une action de grâce. Une action de grâce, vous l’avez entendue comme moi, parce qu’il « a été exaucé ». Il n’a aucune espèce de doute sur ce qui va se produire. Jésus sait que, effectivement — et Marthe l’avait dit tout de suite — Jésus sait que le Père l’exauce toujours, Jésus sait que le Père peut lui offrir et, par lui, à nous, l’impossible ou l’inespéré. Alors « pour la foule » qui est là, pour ceux et celles qui en sont les témoins, il va s’adresser à son ami avec ses mots que nous connaissons bien : « Lazare viens dehors ! » Si j’osais, je vous suggèrerais à la lecture de cette page d’évangile (et je ne l’ai pas fait dans la proclamation que j’ai enregistrée tout à l’heure), si j’osais, je vous dirais de prononcer ces mots très très fort. Il faut que le Seigneur élève la voix pour rejoindre celui qui est déjà séparé du monde des vivants. Et l’incroyable se produit : « Le mort sortit, les pieds et les mains liés par des bandelettes, le visage enveloppé d’un suaire.» La fin de cette page est extraordinairement simple. Jésus dit simplement : « Déliez-le, et laissez-le aller. »

Plus étonnant. Aujourd’hui, on s’arrête à ce verset : « Beaucoup de Juifs, qui étaient venus auprès de Marie et avaient donc vu ce que Jésus avait fait, crurent en lui. » Mais nous savons aussi que c’est un peu le signe de puissance « de trop »… celui où Jésus se révèle capable de relever les morts. Et cela va aussi sceller son sort. À ce moment-là, il y a tout un groupe de ses détracteurs qui vont décider que trop c’est trop et qu’on ne peut pas laisser Jésus continuer à opérer de la sorte, à impressionner les gens, à les impressionner tant et si bien qu’il peut les mettre en possession d’une espérance inouïe : l’espérance de pouvoir vaincre la mort par la vie, comme on peut vaincre la haine par l’amour.

Frères et sœurs, c’est notre dernier dimanche avant d’entrer dans la Semaine sainte. D’abord par la célébration des Rameaux, et ensuite en plongeant graduellement dans le Mystère de la Passion, mort, résurrection du Seigneur ; en traversant successivement le Jeudi, le Vendredi, le Samedi saints, la sainte Nuit de Pâques, et enfin le dimanche de la Résurrection.

Comme Marthe et comme Marie, et comme tous ceux qui pleurent Lazare, laissons le Seigneur visiter nos désolations, peut-être nos doutes, peut-être nos désespérances ; laissons le Seigneur visiter aussi nos douleurs, si d’aventure nous avons fait l’expérience d’un deuil récent.

En nous conduisant au tombeau de Lazare, aujourd’hui, l’évangéliste Jean nous prépare très directement à affronter ce grand mystère de notre vie, qui est celui de notre extinction. Jean nous redit, comme il le fait à l’envie, que nous ne sommes pas des êtres pour la mort, mais que nous sommes bel et bien des êtres pour la vie.

J’aime bien citer ici, en concluant, ces mots que nous prononçons dans les prières de la messe pour les défunts, dans la Préface : « Pour ceux qui croient en toi, Seigneur, la vie n’est pas détruite, elle est transformée, et si la loi de la mort nous afflige, la promesse de la résurrection nourrit notre espérance. »

Accueillons cette espérance, laissons-nous visiter par un Seigneur Jésus qui décidément ne se tient pas loin de nous, mais fait sien, profondément, tous nos doutes, nos questions, toutes nos désespérances, tous nos désarrois. Il les fait vraiment siens, pour que, en lui, nous puissions les vaincre par l’Espérance qu’il dépose dans notre cœur. AMEN

Biographie du frère G.H. Masson