« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

Homélie – Samedi saint

Frères et sœurs, chers amis : Samedi saint. Samedi saint le jour du grand silence pendant ce triduum avant la Pâque. Peut-être avant de venir à ce grand silence, un mot sur la nature de ces jours. Les jours qui précèdent la Pâque — jeudi, vendredi, samedi — ne sont pas des jours où l’on ajoute quelques cérémonies à notre agenda… Ce sont des jours où nous essayons d’écouter, d’ausculter, davantage la Parole de Dieu. Des jours où nous essayons, comme je le disais l’autre jour, non pas de re-mimer l’histoire des jours de la Passion du Seigneur, mais des jours où nous essayons de re-traverser le Mystère de la Passion du Seigneur dans toute son épaisseur.

Aussi bien, il ne s’agit pas tant pour nous d’avoir des cérémonies en plus, que de vivre des célébrations, ou pour le dire de manière plus précise encore, il s’agit pour nous vraiment de célébrer le Mystère du Seigneur. Le plus souvent nous le faisons en nous associant à des célébrations qui ont un côté très cérémoniel parfois un peu cérémonieux, très solennelles, très belles, très riches en symbolique, mais il revient à chacun d’entre nous d’être le prêtre célébrant de sa propre foi et d’être le prêtre célébrant de sa propre foi au cœur et à l’unisson de l’Église, de toute l’Église qui célèbre le Christ qui meurt et qui ressuscite pour nous.

De sorte que, effectivement, le Jeudi saint, eh bien, certains, peut-être le matin, chantent les psaumes avec les fameux offices des Ténèbres, comme un office de matines, un office de lectures plutôt développé, on en chante 9 psaumes au lieu de 3 , où l’on écoute des séries de lectures tirées de l’Écriture ou bien tirées de la Tradition. Et puis bien sûr, le Jeudi saint au soir, il y a aussi la messe de la Cène du Seigneur que l’on a vécue. Puis le Vendredi, il y a la grande célébration de la Passion avec tellement de gestes qui sont parlants : l’entrée solennelle de la Croix, la proclamation de la Passion, la vénération de la croix, la communion au corps et au sang du Christ, la grande prière d’intercession, … que sais-je ? Toutes choses qui sont extraordinairement riches et qui nous nous nourrissent.

Et voici qu’arrive le Samedi saint. C’est un jour très particulier dans ce triduum. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’il ne s’y passe en fait rien. Bien sûr le matin on continue de chanter les psaumes, de lire l’Écriture et de ré-écouter la Tradition. Mais ensuite, plus rien ! Pas de célébration, en ce jour. En général, nous le consacrons à la préparation de la Grande et Sainte Vigile. Comme l’an dernier, cette année la Vigile sera un peu malmenée et en tous cas bousculée. Le plus souvent, elle a été reportée au petit matin du dimanche, et sans doute que très souvent, elle n’aura pas toute l’ampleur que nous lui connaissons habituellement.

Mais restons-en à la journée du Samedi. Jour de silence. Jour comme “suspendu”. Suspendu parce que le Seigneur est au tombeau. Le Seigneur repose dans le lieu de la mort et tout semble bien fini. Lui-même est retiré : il a été retiré aux siens par la mort, et les siens littéralement ne savent plus où ils en sont. Tous, absolument tous, sont perdus. Même Marie-Madeleine a perdu son bien-aimé,. Elle se demande ce qu’il va bien pouvoir se passer. La Tradition nous suggère que, dans ce tableau de désolation, il y a un diamant qui brille – d’une lumière discrète comme toujours -, c’est le diamant de la foi de Marie. Marie, qui croit profondément que Dieu tient ses promesses, qui croit profondément que, en Jésus, Dieu tiendra ses promesses, qui croit profondément que, envers et contre toute l’évidence, la lourde et triste évidence de la mort, la vie peut encore se frayer un chemin, avec la grâce de Dieu.

Vous savez que chaque samedi de l’année, lorsqu’on célèbre la messe, lorsqu’on chante l’office, on peut faire mémoire de la Vierge Marie. Eh bien, si on peut le faire, c’est à cause de cette mémoire, de ce souvenir de la foi de Marie, ce diamant qui brille discrètement, dans ce jour silencieux, suspendu, où tout semble s’être éteint, où l’on n’est plus certain de rien, où l’on ne sait même plus ce que l’on sait ou ce que l’on ne sait pas. Est-ce la fin de tout ? Va-t-il se passer quelque chose ? Et voyez, il est très important pour nous, ce samedi, non pas de goûter la saveur d’une belle célébration mais de goûter l’âpreté de ce silence, de ce silence immobile, de ce silence un peu sourd, vibrant, dont on ne sait pas s’il scelle la fin de tout ou s’il est comme une respiration retenue, avant un nouveau départ, avant le passage, la résurrection. Nous ne pouvons pas anticiper. Traverser le Grand et Saint Samedi, c’est au fond traverser l’épaisseur de la mort, toutes les questions qu’elle soulève. Tous les chagrins qu’elle soulève aussi. En même temps cela signifie pour nous, rester au plus près du Mystère du Seigneur.

Hier j’avais cité saint Éphrem, un auteur qui nous a accompagnés pendant tout le carême, Et aujourd’hui, je voudrais citer saint Épiphane, (un évêque à peu près de la même époque). Il médite pendant les Jours saints et le texte que je vais lire, peut être lu le Samedi saint. Il dit  :

Un grand silence règne aujourd’hui sur la terre, un grand silence et une grande solitude. Un grand silence parce que le Roi dort. La terre a tremblé et s’est calmée parce que Dieu s’est endormi dans la chair, et qu’il est allé réveiller ceux  qui dormaient depuis des siècles. Dieu est mort dans la chair et les enfers ont tressailli. Dieu s’est endormi pour un peu de temps et il a réveillé du sommeil ceux qui séjournaient dans les enfers.

On ne peut que souligner avec Épiphane, ce grand silence, cette grande solitude. Mais ensuite comme vous l’avez entendu, Épiphane nous laisse à penser que ce grand silence, cette grande solitude ne sont pas un temps mort, une pause vide. Il se passe quelque chose ! Et ici peut-être que nous autres, Occidentaux, nous sommes moins familiers que nos frères orientaux de la contemplation de la descente de Jésus aux enfers. Vous connaissez peut-être ces icônes du Christ ressuscité qui jaillit du tombeau tenant dans sa main d’un côté et de l’autre, Adam et Ève, qu’il est allé récupérer des lieux inférieurs, ce que l’on appelle « les enfers ». Il faut avoir présente à l’esprit cette icône qui nous dit comment la Vie va visiter le royaume des morts, sans faire acception des temps ou des lieux. Ainsi lorsqu’il médite là-dessus, Épiphane continue et repasse en revue en quelque sorte, toute l’Histoire sainte. Je vous en livre juste un extrait où il envisage ce que Jésus fait, ce que produit la mort de Jésus.

Il va chercher Adam, notre premier Père, la brebis perdue. Il veut aller visiter tous ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort. Il va, pour délivrer de leurs douleurs Adam dans ses liens et Ève, captive avec lui, lui qui est en même temps leur Dieu et leur Fils. Descendons donc avec lui pour voir l’Alliance entre Dieu et les hommes, là se trouve Adam, le premier Père, et comme premier créé, enterré plus profondément que tous les condamnés. Là se trouve Abel, le premier mort et comme premier pasteur juste, figure du meurtre injuste du Christ pasteur. Là se trouve Noé, figure du Christ, le constructeur de la grande arche de Dieu, l’Église… Là se trouve Abraham, le père du Christ, le sacrificateur, qui offrit à Dieu par le glaive et sans le glaive un sacrifice mortel sans mort. Là demeure Moïse dans les ténèbres inférieures, lui qui a jadis séjourné dans les ténèbres supérieures de l’arche de Dieu. Là se trouve Daniel dans la fosse de l’enfer, lui qui jadis a séjourné sur la terre dans la fosse aux lions. Là se trouve Jérémie dans la fosse de boue dans le trou de l’enfer dans la corruption de la mort. Là se trouve Jonas dans le monstre capable de contenir le monde, c’est-à-dire dans l’enfer, en signe du Christ éternel. Et parmi les prophètes il en est un qui s’écrie : « Du ventre de l’enfer entends ma supplication, écoute mon cri ! » et un autre : « Des profondeurs je crie vers toi, Seigneur écoute mon appel ! »  et un autre : « Fais briller sur nous ta face et nous serons sauvés… »

Frères et sœurs, la méditation d’Épiphane, vous le voyez, retraverse toute la Parole de Dieu, toute l’Histoire biblique. Et au fur et à mesure de sa méditation, on voit apparaître toutes ces figures annonciatrices du Christ, soit qu’elles le préfigurent, soit qu’elles soient comme des pierres d’attente qui vont chacune à son tour, à sa manière, à sa place, recevoir son salut, participer du salut qu’il vient donner. Et le salut qu’il vient donner, c’est l’amour qui pardonne tout, c’est l ‘amour qui rend la vie, c’est l’amour qui fait entrer dans une vie toujours plus grande à l’unisson de celle de Dieu.

Épiphane parlait d’un “samedi de silence et de solitude”, c’est aussi un silence de foi, de contemplation, qui garde les yeux rivés sur le crucifié, qui fait droit au Mystère de la mort du Fils, mais qui y fait droit pour découvrir qu’effectivement la croix n’est pas un arbre de mort mais bien cet arbre de vie.

En terminant, juste encore quelques mots sur le Christ en croix. Et cette fois-ci, je les emprunte à saint Jean de Damas,  prêtre :

Christ en croix, venons à lui, devenons participants de ses souffrances pour avoir part aussi à sa gloire. Christ parmi les morts, mourons au péché afin de vivre pour la justice,. Christ dans un tombeau neuf, purifions-nous du vieux levain et devenons un pâte nouvelle pour être un lieu de repos pour le Christ. Christ aux enfers, descendons avec lui dans l’humiliation qui élève afin de ressusciter avec lui, d’être exaltés avec lui, glorifiés avec lui, voyant Dieu toujours et toujours vus par lui. Vous qui êtes du monde, soyez libres ; vous qui êtes liés de bandelettes, sortez ; vous qui êtes dans la ténèbre, ouvrez vos yeux à la lumière ; soyez relâchés, vous, les captifs ; aveugles levez les yeux. Réveille-toi Adam qui dors, relève-toi d’entre les morts, car le Christ, la résurrection, est apparu !

Frères et sœurs, nous demeurons dans la contemplation silencieuse du Samedi saint : prolongement du Vendredi saint, le jour de la croix et, déjà, prélude, suspendu à la joie de Pâques qui ne pourra éclater que demain, après que nous aurons traversé, vraiment, le Mystère de la mort du Fils, en laquelle nous et toute la Création retrouvent la vie.

La prière qui conclut les offices de ce samedi saint conclut aussi notre méditation :

« Dieu éternel et tout-puissant dont le Fils unique est descendu aux profondeurs de la terre, d’où il est remonté glorieux, accorde à tes fidèles, ensevelis avec lui dans le baptême, d’accéder par sa résurrection à la vie éternelle. Lui qui vit et règne avec toi dans l’unité de l’Esprit, un seul Dieu, dans les siècles des siècles. »

AMEN