« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

Commentaire de la prière de saint Ephrem 1ère partie – Olivier Clément

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Seigneur et maître de ma vie,
Eloigne de moi l’esprit de paresse, d’abattement, de domination, de vaines paroles ;
Accorde-moi, à moi ton serviteur,
Un esprit de chasteté, d’humilité, de patience et d’amour ;
Oui, Seigneur Roi, donne-moi de voir mes péchés et de ne pas juger mon frère,
Car tu es béni dans les siècles des siècles, amen.

Cette prière, due à saint Ephrem le Syrien (306 env.-373), ponctue les offices de Carême. On la répète trois fois, en faisant trois grandes « métanies » qui sont des prosternations front contre terre. Métanie (métanoïa) désigne justement la pénitence comme retournement de toute notre saisie du réel.

Seigneur et maître de ma vie

« Seigneur » suggère le mystère inaccessible du « Dieu au-delà de Dieu », hypertheos. Ce Dieu pourtant ne m’est pas étranger, il me fait exister par sa volonté, il anime ma boue et son Souffle, il m’appelle et sollicite ma réponse, il devient par son incarnation le « maître de ma vie ». C’est lui qui donne sens à ma vie, même et surtout quand ce sens m’échappe. « Maître » ici, tout en soulignant la transcendance, ne signifie pas tyran mais Père sacrificiel et libérateur qui veut m’adopter dans son Fils et respecte infiniment ma liberté. Son Fils incarné, en qui il est entièrement présent, nait dans une étable, se laisse assassiner par notre liberté cruelle, ressuscite mais ne se révèle qu’à ceux qui l’aiment. Or ce « maître » crucifié reste le Maître de la Vie. Luis seul peut libérer notre liberté, lui seul peut transfigurer dans son Souffle vivifiant l’obscure passion de nos vies. La grandeur de ce Roi est de se faire notre serviteur. « Je suis parmi vous comme celui qui sert. »

Ma relation à ce Maître n’est donc pas de servitude mais de libre confiance. Il est le « maître de ma vie » parce qu’il en est la source, parce que je ne cesse de la recevoir de lui, parce qu’il est celui qui donne et qui par-donne, c’est-à-dire donne encore, en surabondance, un avenir renouvelé : « Va et ne pèche plus. » Je n’existe que par cet amour infiniment discret qui m’élève au-delà de tout conditionnement, de toute nécessité, qui se fait serviteur pour que ceux qui se veulent ses serviteurs deviennent ses amis. L’ascèse que le carême accentue ne peut être de libération vraie que dans le mouvement de la foi. Et la foi, c’est d’abord le risque de la confiance. En toi, maître de la vie qui se révèle dans un Visage, je mets toute ma confiance. En ta parole, en ta présence car tu n’es pas seulement un exemple, tu es le non-séparé qui te fais notre lieu, un lieu de non-mort : « Venez à moi vous tous qui êtes chargés et fatigués et je vous donnerai du repos. » Se reposer, se poser doublement, dans le divin et dans l’humain. Un lieu, pour nous orphelins de la terre natale, des sages coutumes, des civilisations certes âpres et dures mais de silence et de lenteur, pour nous nomades sans poésie des mégapoles, tu es le lieu de la vie, son maître. En ce lieu, nous creuserons les catacombes d’où germeront es cathédrales de l’avenir.

Eloigne de moi l’esprit de paresse, d’abattement, de domination, de vaines paroles

Il y a un chemin. Tu es le chemin. Mais sur ce chemin des obstacles qui définissent notre condition fondamentale de péché, celle que Jésus a rappelée à ceux qui voulaient lapider la femme adultère.

La « paresse » n’est pas la clinophilie d’Oblomov, voire de nos matins de vacances. La paresse signifie l’oubli, dont les ascètes disent qu’il est le « géant du péché ». L’oubli, c’est-à-dire l’incapacité à s’étonner et à s’émerveiller, à voir. Le non-éveil, une espèce de somnambulisme, celui de l’agitation, comme celui de l’inertie. Pas d’autre critère que l’utilité, la rentabilité, le rapport qualité-prix. Le bruit intérieur et extérieur, pour les uns l’agenda trop rempli où chaque moment engrène sur un autre, pour d’autres l’agenda trop vide, la violence et les drogues molles ou dures. Ne plus savoir que l’autre existe aussi intérieurement que moi-même, ne jamais s’arrêter pour rien, dans le saisissement d’une musique ou d’une rose, ne plus rendre grâce – puisque tout m’est dû. Ignorer que tout s’enracine dans le mystère et que le mystère m’habite. Oublier Dieu et la création de Dieu. Ne plus savoir s’accepter comme une créature au destin infini. Oublier la mort et le sens possible au-delà d’elle : une névrose spirituelle qui n’a rien à voir avec la sexualité – laquelle devient alors le moyen de l’oubli – mais avec le refoulement de la « lumière de la vie » qui donne sens à l’autre, au moindre grain de poussière, à moi-même.

Cet oubli, devenu collectif, ouvre les chemins de l’horreur. Nous nous disons alors que Dieu n’existe pas, la névrose s’accentue, les anges pervers du néant envahissent la scène de l’histoire. Seigneur et maître de ma vie, éveille-moi.

Cette « paresse », cette anesthésie de tout l’être, insensibilité, fermeture du cœur profond, exaspération du sexe et de l’intellect, conduit à l’« abattement », à ce que les ascètes nomment l’« ascédie » – dégout de vivre, désespérance. A quoi bon rien ? fascination du suicide, universelle dérision. Je suis revenu de tout, tout m’est égal, me voici cynique ou engourdi. Très vieux, et sans esprit d’enfance.

On peut aussi prendre ses jambes à son cou, fuir dans l’esprit de « domination » et celui des « vaines paroles. On a besoin d’esclaves et d’ennemis, on les invente, on peut même les sacraliser comme l’a montré René Girard. Dominer, c’est se sentir dieu, avoir des ennemis, c’est les rendre responsables de son angoisse. Torturer l’autre – puisque c’est toujours sa faute -, violer son corps et peut-être violer son âme, le tenir à merci, à la limite de l’anéantissement, mais sans le laisser échapper dans la mort -, c’est faire l’expérience d’une sorte de toute puissance, quasi divine. En lui, je me hais mortel. Le piétinant, je piétine ma propre mort. Nous avons connu les rois-dieux et les tyrans divinisés. Tout exercice de la puissance s’auréole d’une sacralité à laquelle les natures « fémellines », comme disait Proudhon, sont particulièrement sensibles.

C’est pourquoi les premiers chrétiens, au prix de leur vie, refusaient de dire que césar est seigneur. Seul Dieu est Seigneur. D’autres chrétiens, en notre siècle, ont refusé d’adorer la race, ou la classe, et payé le prix . En rappelant qu’il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César, le Christ a exorcisé la sacralité de la domination. Pendant des siècles, les chrétiens ne l’ont pas toujours fait. Ils ont sanctifié un empereur qui avait tué son fils et sa femme, parce qu’ils croyaient qu’il avait mis la domination au service de Dieu. Espérance, parfois réalisée, d’une puissance qui devient service. Couteuse illusion le plus souvent.
Et l’Eglise même : combien contaminée par l’esprit de domination ?

Quant aux « vaines paroles », – l’expression est évangélique -, elles désignent tout exercice de la pensée et de l’imagination qui se retranche du silence, de l’émerveillement et de l’angoisse d’être, du mystère. Elles concernent toute approche de l’homme qui prétend l’expliquer, le réduire, en ignorant en lui l’inexplicable et l’irréductible. Toute approche de la création qui méprise ses rythmes et sa beauté. Saisie et non saisissement. Fantasmes d’un art qui ne veut plus être nuptial.

Nous sommes dans une civilisation de « vaines paroles », de vaines images, où les besoins, hypertrophiés, piratent le désir, où l’argent pétrit les rêves, où la publicité devient l’inverse de l’ascèse, cette réduction volontaire des besoins pour le partage et la libération du désir. Pour autant en attente d’une parole de vie, pesant son poids de silence et de mort démasquée, une parole de résurrection.