« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

Lectio Lc 1, 26-38

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Avec le quatrième dimanche de l’Avent, la fête de Noël est désormais à la porte. Il importe de souligner d’abord qu’à Noël on ne va pas adorer le “petit Jésus” qui vient de naître et sur lequel on s’attendrit. Non, nous faisons mémoire de sa naissance, c’est-à-dire nous rappelons et rendons présent un événement qui a eu lieu dans l’histoire quand bien même il échappe à la science historique, car, différemment de la naissance de Jésus de Nazareth, la naissance du Fils de Dieu n’appartient pas au domaine de l’histoire. Nous voici donc, comme le rappelle la deuxième lecture, devant un mystère (Romains 16,25), non pas mystère qu’il ne vaut pas la peine de sonder car, de toute façon, nous n’y comprendrons jamais rien, mais mystère qu’il faut toujours à nouveau scruter, car il y a trop à comprendre et nous n’en finirons jamais de comprendre.

L’Évangile de ce dimanche nous invite à scruter ce mystère à partir du regard de Marie : déjà les premiers mots nous avertissent que nous ne sommes pas dans une chronique historique : “En ce temps-là, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée” : les anges ne font pas partie de l’histoire. Nous sommes dans une interprétation de l’histoire !

Il n’est pas indifférent que l’interprète soit Gabriel, ange que le lecteur peut connaître par le livre de Daniel où il apparaît aux chapitres 8 et 9. Là, il est chargé par Dieu d’expliquer à Daniel le sens d’un oracle qu’il a trouvé dans le livre de Jérémie où il est question de soixante-dix ans au terme desquels Babylone sera châtiée (Daniel 9,2 ; cf. Jérémie 25,11-12).

Et voici l’explication donnée par Gabriel : “Soixante-dix semaines ont été fixées à ton peuple et à ta ville sainte, pour faire cesser la perversité et mettre un terme au péché, pour expier la faute et amener la justice éternelle, pour accomplir vision et prophétie, et consacrer le Saint des saints” (Daniel 9,24).

Les soixante-dix ans dont parlait Jérémie (allusion au temps de l’exil à Babylone) sont devenus soixante-dix semaines dans le livre de Daniel (il s’agit probablement d’une référence à la période de persécution des juifs et de profanation du temple de Jérusalem sous le règne du roi païen Antiochus Épiphane IV, vers 167 av. J.-C.). Dans l’Évangile selon Luc, ces soixante-dix semaines deviennent celles qui s’écoulent entre l’annonce de la naissance de Jean le Précurseur (Lc 1,13) et la présentation de Jésus au temple (Lc 2,22ss) : 6 mois + 9 mois = 450 jours, + 40 jours = 490 jours = 70 semaines ! La présentation de Jésus au temple, épisode final de cette période, apparaît ainsi comme le moment de la véritable purification du temple et de la consécration du Saint des saints, le commencement de la réalisation des promesses de Dieu.

Lors de l’annonce à Marie, nous ne sommes encore qu’au début de cette période : six mois après l’annonce de la naissance de Jean, c’est-à-dire environ dans la vingt-cinquième semaine.

Alors que pour Jean, l’ange était apparu à un prêtre dans le sanctuaire de Jérusalem, au cours d’une liturgie solennelle, pour l’annonce de la naissance du Fils de Dieu, l’ange apparaît à une jeune fille sans prestige d’un village inconnu d’une Galilée plus ou moins méprisée : Nazareth. Rien d’officiel… sinon l’archange, l’interprète.

“Je te salue, Comblée-de-grâce, le Seigneur est avec toi.” Peut-être conviendrait-il de traduire les premiers mots (comme le fait la TOB) par : “Réjouis-toi !” L’annonce est porteuse de joie.

Mais voyons d’abord celle à qui elle est destinée : la “Comblée-de-grâce” (la Kecharitoménè). Avant même de recevoir l’annonce, Marie a été le lieu d’une puissante intervention de Dieu, par laquelle, séparée de tous les autres humains, elle a fait l’objet de l’amour et de la grâce de Dieu. C’était, pourrions-nous dire, de la part de Dieu une mesure de précaution : revêtue de la grâce divine, Marie n’aurait pu opposer un refus à la vocation qui devait être la sienne, celle d’enfanter la Parole de Dieu, malgré tous les problèmes qu’un tel événement pouvait susciter. C’est pourquoi la question qu’elle pose : “Comment cela se fera-t-il ?” ne rencontre pas la réprobation de l’ange, comme celle de Zacharie en Lc 1,18-20, mais permet un surcroît d’information, ou mieux, de révélation.

D’un côté, Marie sera revêtue de l’Esprit saint : elle est ainsi, après Jean (cf. Lc 1,15), la deuxième personne de l’Évangile a faire l’expérience de l’Esprit saint et à entrer dans le monde de la nouveauté même de Dieu.

De l’autre, l’ange annonce à Marie que “la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre” (Lc 1,35). L’expression est très significative car Luc y évoque un moment important du temps passé par Israël, durant l’exode, au pied du mont Sinaï : au terme de la construction de la tente de la Rencontre (le sanctuaire mobile, préfiguration du temple de Jérusalem), le livre de l’Exode raconte : “La nuée couvrit la tente de la Rencontre, et la gloire du Seigneur remplit la Demeure. Moïse ne pouvait pas entrer dans la tente de la Rencontre, car la nuée l’avait prise sous son ombre et la gloire du Seigneur remplissait la Demeure” (Ex 40,34-35).

Luc emploie ici le même verbe quand il écrit que la puissance du Très-Haut “te prendra sous son ombre”. Marie devient ainsi la tente de la Rencontre, la Demeure de la gloire de Dieu. On comprend dès lors pourquoi le fils qui naîtra d’elle ne sera pas seulement fils de David, ni même seulement Messie, mais la Gloire même de Dieu, ce que l’hébraïsme appelle la Shekhina : la Présence divine – qui remplit tout l’univers – fait du corps de Marie, et même de son sein, sa demeure !

Mais au-delà de cela, l’Évangile d’aujourd’hui nous invite à prendre conscience du mystère que nous célébrerons le jour de Noël : le Fils de Dieu, le trois fois saint, celui qui sera appelé Parole de Dieu, parce qu’en lui Dieu nous transmet son message ultime et définitif, celui de son amour pour nous jusqu’à la fin, apparaît en un fils d’homme presque anonyme, qui ne sera qu’un simple numéro dans les registres de l’État civil de l’Empire romain (et qui finira comme un esclave terroriste sur une croix). C’est ce mystère d’humilité – que les Églises ont et auront toujours de la peine à annoncer… et à vivre – qui est l’extraordinaire de notre Dieu. Non sa puissance, mais sa faiblesse, et par là-même sa tendresse à notre égard. À Noël, elle se manifestera dans le sourire désarmant d’un nouveau-né