« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

Lectio sur les deux Rois- Dimanche de l’épiphanie

En ce deuxième dimanche après Noël nous célébrons la solennité de l’Épiphanie. En réalité, cette fête est fixée au 6 janvier, mais la logique du profit a imposé une réduction des jours fériés et en France, comme ailleurs, on a renoncé à l’Épiphanie, au profit de l’Ascension.

L’important, en fin de compte, n’est pas la date de la fête, qui est arbitraire (peut-être substitua-t-elle, dans les premiers siècles du christianisme, en Égypte une fête païenne en relation avec la crue du Nil et la naissance de quelque divinité, et à Rome une fête liée aux Saturnales), mais ce qu’on y célèbre. Seulement, là encore, il y a ambiguïté : en Orient on y célèbre le baptême de Jésus par Jean Baptiste ou, chez les Arméniens, la naissance de Jésus ; en Occident en revanche, c’est la “Fête des rois”, mais de quels rois s’agit-il ? On pense évidemment aux “trois rois mages”, dont la tradition a même transmis les noms, mais dont l’Évangile n’indique ni les noms, ni le nombre, ni le titre de “rois”, se contentant de parler de “mages”, c’est-à-dire de dignitaires de la religion zoroastrienne, religion de la Perse d’alors. Rappelons que la Perse ne faisait pas partie de l’Empire romain, raison pour laquelle elle était un peu comme le Kamtchatka de mon enfance, l’au-delà de toute limite géographique.

Toutefois, si nous nous en tenons au texte, on y parle bien de rois : non de trois, mais seulement de deux.

L’un est le “roi Hérode”, le seigneur de la Judée, au service d’Auguste, l’empereur de Rome : signe permanent que les Juifs sont sous domination, esclaves en quelque sorte, non en Égypte ou à Babylone, comme jadis, mais sur leur propre terre. L’autre est ce “roi des Juifs… qui vient de naître” : un nouveau-né d’obscures origines.

En cette fête se font donc face, par l’entremise de ces messagers païens que sont les mages, deux rois. Confrontation parfaitement inégale, puisque l’un a tous les pouvoirs – mais pouvoirs de destruction comme le montrera sa décision de procéder au massacre de tous les enfants de Bethléem de moins de deux ans – tandis que l’autre n’est qu’un nouveau-né “couché dans une mangeoire”, comme le rappelle l’Évangile selon Luc (Lc 2,12) : un roi dans une mangeoire…, mais revêtu, comme je l’écrivais il y a quinze jours, de la puissance désarmante d’un sourire d’enfant.

Avertis par leur science astronomique – pour ne pas dire astrologique – de la naissance du roi des Juifs, les mages s’en vont et parviennent aux environs de Jérusalem ; leur science leur ayant momentanément fait faux bond, ils se fient à la raison : puisqu’il s’agit du roi des Juifs, c’est évidemment au palais royal que nous le trouverons ! Mais là, c’est l’ignorance totale, pire, l’affolement et la panique ; le pouvoir royal serait-il en danger ? On convoque aussitôt tout ce que Jérusalem compte de sages. Et là, on sait ! Bien sûr, c’est à Bethléem que doit naître le roi des Juifs, le Messie : le prophète Michée l’a fait savoir depuis longtemps déjà. À Jérusalem donc, après le trouble, il y a le savoir, la connaissance… mais personne ne bouge, ni le roi (qui, effrayé, remue déjà bien d’autres projets), ni les sages.

Qu’est-ce que cela signifie ? S’agirait-il de nier la valeur de la sagesse religieuse au profit de cette sagesse humaine qui a conduit les mages (avec l’aide momentanée de la sagesse religieuse) à l’adoration du roi des Juifs ? Je ne crois pas. Matthieu enclenche plutôt ici un programme qui traversera tout son évangile. Il s’agit d’une forte mise en garde adressée aux détenteurs de la sagesse religieuse (pas seulement ceux d’hier, mais aussi ceux d’aujourd’hui à commencer par moi-même qui prétends commenter l’Écriture). Dans l’évangile d’aujourd’hui, les savants exégètes et commentateurs des Écritures savent mais ne bougent pas. Au chapitre 4, le diable en personne s’emparera de l’Écriture pour entamer une dispute exégétique avec Jésus, mais pour le tenter et l’inciter à aller contre la volonté de Dieu (Mt 4,10-11). Plus loin, Jésus se réjouira de ce que le Père a caché ces choses aux sages et aux intelligents, pour ne les révéler qu’aux tout-petits, privés de la parole (Mt 11,25). Au chapitre 23, Jésus prononcera un cantique funèbre sur les scribes et les pharisiens qui disent mais ne font pas, et ce sont eux qui finiront par condamner le roi des Juifs (Mt 26,66), exactement comme le souhaitait Hérode au début de l’évangile. Pourquoi cette forte critique de la sagesse religieuse ?

Parce qu’elle est, plus que toute autre, menacée de duplicité et d’hypocrisie : elle peut certes annoncer la vérité de Dieu, ce que Jésus reconnaît lui aussi quand il déclare : “Faites et observez tout ce qu’ils vous disent, mais ne vous réglez pas sur leurs actes…” (Mt 23,3), mais elle peut aussi, avec les mêmes réflexions, condamner à mort une fois encore le roi des Juifs. Est-ce la condamnation de la sagesse religieuse ? Non ! Car Matthieu semble se compter lui aussi parmi ces scribes quand il déclare : “Tout scribe devenu disciple du règne des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux” (Mt 13,52).

C’est plutôt un sérieux avertissement qui doit nous inviter à agir comme les mages : parvenus là où se trouvait le nouveau-né, ils l’adorèrent, puis, “ouvrant leurs trésors, ils lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe”. Au-delà du sens symbolique que peuvent assumer ces dons, ce qui importe, c’est que les mages offrent leurs trésors. Matthieu nous rappelle ce qu’est le trésor de tout être humain : “Où est ton trésor, dit Jésus, là sera aussi ton cœur” (Mt 6,21).

C’est là que doit conduire toute sagesse, et particulièrement la sagesse religieuse, si elle ne veut être ni hypocrite ni arrogante : au don de son propre trésor, c’est-à-dire au don de soi au Christ qui devient alors notre propre vie et fait de nous des témoins véridiques de son amour et de sa “puissance”.

C’est aussi le souhait que je formule pour chacun de nous au début de cette nouvelle année : que nous sachions nous donner entièrement au Seigneur, en sorte que nous puissions dire avec l’apôtre : “Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi” (Gal 2,20).