Frères et sœurs, chers amis, nous y sommes, dans quelques instants, ce samedi en fin de journée ou en cours de journée, va s’ouvrir la Semaine sainte, ce que nos frères d’Orient aiment à appeler la « Grande et Sainte Semaine ».
Durant ces quelques jours, nous allons essayer de nous tenir au plus près du Seigneur. Nous allons essayer de le suivre dans sa Passion, sa mort et sa résurrection. Au fond, la seule chose que j’aurais envie de nous partager aujourd’hui — après tout ce chemin de carême que nous avons fait pour tenter de nous rendre le plus disponibles possible à l’annonce de la joie pascale — la seule chose que j’aurais envie de nous dire, eh bien, c’est une invitation : l’invitation à vraiment entrer dans ces Jours saints, de préférence d’ailleurs en ne se contentant pas de Jeudi, Vendredi, Samedi et Dimanche prochains, mais de considérer que, dès que l’on aura mis le pied dans cette Semaine sainte, dès ce dimanche des Rameaux, nous allons la traverser tout entière.
Une semaine, ça a sept jours. Et ce que nous allons vivre au fond, c’est la semaine de la re-Création du monde : ce moment où va se réaliser le dessein du Père de tout récapituler dans le Fils, de tout ressaisir dans le Fils. Pendant tout ce temps de carême, nous avons eu amplement le loisir de méditer par exemple sur cette réalité du péché, cette réalité du mal. Le péché, bien sûr quelque chose d’éminemment négatif, mais sur lequel il faut s’arrêter pour ne pas se tromper sur son compte. Le péché, ce n’est pas simplement quelque chose qui nous garderait à la surface de notre conscience morale. La morsure du péché, le mal du péché, le péché tout simplement, il appelle autre chose que simplement l’examen de conscience ou la rectification de notre agir. Plus profondément, il appelle la miséricorde du Seigneur. « Notre misère (dit le psaume) appelle ta miséricorde. »
On hésite toujours à noircir le tableau mais parfois on n’est pas assez nets et assez francs : le péché est une réalité, le mal est une réalité, la souffrance est une réalité, la mort est une réalité. Et toutes ces réalité d’ailleurs se déclinent de mille et une manières. Je pense à la mort, ce n’est pas simplement une réalité biologique, c’est une réalité beaucoup plus complexe. Et toute cette réalité que nous mettons sous le mot de « péché », elle appelle que nous nous en remettions à l’Éternel parce que par nos seules forces, nous ne pouvons rien faire. Et cette semaine dans laquelle nous entrons, elle est ce moment dans lequel nous allons essayer justement de nous en remettre à Dieu. Et nous allons le faire en suivant, en suivant au plus près le Seigneur Jésus.
Juste pour le redire peut-être encore avec d’autres mots, et en passant par un autre chemin, en évoquant un peu l’histoire de cette Semaine sainte ( oh très très brièvement, c’est juste une très très brève évocation !) mais tout de même : lorsque nos premiers frères, nos tout premiers frères, ont essayé de cultiver la mémoire de la résurrection, des “jours de Jérusalem”, cela s’est concentré sur le geste que Jésus leur avait laissé, à savoir : l’eucharistie, le souvenir du dernier repas, avec cette bénédiction sur le pain, sur la coupe, ces mots prononcés par Jésus, avant que de partager l’un comme l’autre : le pain, comme la coupe. « Prenez et mangez, ceci est mon corps. Prenez et buvez ceci est mon sang. » Et le Seigneur signalait par là que ce simple geste concentrait à la fois toute l’intention de Jésus, tout ce qu’il voulait faire, et qu’il avait vocation à concentrer aussi tout ce que la communauté des croyants, en communion avec son Seigneur, a et aura toujours l’intention de faire lorsqu’elle posera le geste eucharistique : se souvenir de ce don, le don du plus grand amour, que le Seigneur fait dans le don de sa vie, dans la Passion. « Chaque fois que vous partagez le pain, chaque fois que vous bénissez la coupe [dit saint Paul], vous rappelez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne. »
Et donc dans un premier temps, c’est sur le geste, que s’est concentrée l’attention de la communauté. Ensuite il y a eu le souvenir de la « Pâque hebdomadaire », le souvenir du « huitième jour”, le souvenir de la naissance du monde dans la résurrection du Seigneur. Et ce n’est que quelques longues décennies après, que nos frères et sœurs chrétiens ont eu envie de redéployer sur un temps plus long le souvenir de l’Heure de Jésus à Jérusalem. Et à ce moment-là, ce qu’ils ont fait, c’est qu’ils ont retraversé les différentes étapes : jeudi, vendredi, samedi, dimanche, et ils en ont fait des jours qui étaient très forts et très consistants.
Et à ce sujet je voudrais juste apporter cette précision qui peut nous aider aussi, nous, à trouver le ton juste pour vivre les Jours saints. Il ne s’agissait pas pour nos frères, simplement de « rejouer l’histoire » de manière un peu mimétique, de reproduire les gestes posés par le Seigneur Jésus, de repasser par les chemins qu’il avait empruntés… que sais-je encore. Il ne s’agissait pas rejouer simplement l’histoire, il s’agissait — et c’est ça l’expression importante — de retraverser le Mystère de Jésus tel qu’il se révèle dans les Jours saints. Retraverser le Mystère : c’est-à-dire, non pas rester simplement au niveau de la commémoration, du souvenir ou d’un jeu (comme “scénique”) tout en extériorité, mais vivre chacune de ces étapes – et chacune a son prix – que le Seigneur a traversées pour donner sa vie et ensuite ressusciter au matin de Pâques. Retraverser le Mystère, et pas seulement rejouer l’histoire. De sorte que chaque année, lorsque revient cette Semaine sainte, notre mémoire, c’est la mémoire du Mystère pascal, c’est le fameux mémorial, c’est le « zikaron » dont parle la Bible.
Non pas simplement une mémoire historique, factuelle, mais une mémoire du Mystère, une mémoire faut-il dire « mystagogique » (c’est un peu la même chose), une mémoire qui est pleine de la présence du Christ vivant qui, aujourd’hui, dans son Église, et dans l’actualité de son Église, et dans l’actualité du monde, n’en finit pas — sa Passion ayant été vécue une fois pour toutes — d’en dispenser la grâce, une grâce qui est toujours de don, de mort (don ultime de la vie), et de résurrection.
Aussi bien, je nous invite vraiment à traverser, comme je l’ai dit, toute la Semaine, une semaine de sept jours, la renaissance, la recréation du monde, mais bien sûr, il y aura tout particulièrement ces jours de la fin de semaine. Et on prendra le temps de les vivre ensemble, avec pour chacun, chacun son geste particulier, avec pour chacun sa marque.
On aura le Jeudi saint, la cène du Seigneur, mais avec la cène du Seigneur, le lavement des pieds. Pas simplement un geste édifiant et bouleversant d’humilité de la part du Seigneur. Non, un geste qui nous entraîne très loin parce qu’il nous dit que la vérité de notre geste intérieur, religieux, le plus profond, est une réalité de service. Non pas d’abaissement pour le plaisir de l’abaissement, mais simplement ou plus profondément, une réalité : appel à reconnaître la grandeur de notre frère.
Le Vendredi, ce sera bien sûr le jour de la Croix. Et c’est un jour vraiment de silence, vraiment un jour de silence. Un jour où on lit la Passion selon saint Jean, et saint Jean nous avons eu déjà l’occasion de nous préparer à la lire. La passion, c’est beaucoup de silence, c’est aussi la contemplation du bois de la Croix. Nous entendrons ces mots : « Voici le bois de la croix qui a porté le salut du monde. » C’est le bois de la croix que nous vénérons, ce n’est pas un corps mort en croix, c’est le bois qui a porté le salut du monde. Je ne sais pas très bien quel geste sera possible, dans bien des endroits, cette année. Mais en tout cas, nous aimerons à nous retrouver devant cette croix, en nous souvenant de ce que le Seigneur dit : « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi. » ou bien encore et plus encore « Ils regarderont vers celui qu’ils ont transpercé. »
Samedi. Samedi un jour très très particulier, parce que c’est comme un jour vide. Le jour du grand silence et puis peut-être aussi le jour du doute : Que va-t-il se passer après cette mort ? Est-ce que par hasard elle serait la fin de l’aventure ? Il me semble que nous avons grand profit à nous remettre dans ces dispositions, à retraverser toute l’énigme de cette mort. Et puis aussi à faire l’épreuve de ce doute, de ce doute qu’ont connu tous les protagonistes de l’histoire de Jésus : Est-ce que c’est la fin de l’histoire ? Est-ce que, effectivement, il va se passer quelque chose ? Et ils ne pouvaient certes pas imaginer quoi que ce soit qui puisse ressembler à la résurrection.
Et puis ensuite, il y aura Dimanche de Pâques. Dimanche, le matin de la résurrection, la douceur de la lumière d’un matin. Rien de “fulgurant”, mais une vérité qui va commencer de s’énoncer. Je n’en dis pas davantage pour l’heure.
Aujourd’hui, nous sommes au seuil de cette sainte Semaine. Aujourd’hui, nous venons de lire cette entrée de Jésus à Jérusalem. Et ce que nous voyons arriver, c’est avec la mémoire du prophète Zacharie, ce que nous voyons se présenter aux portes de Jérusalem, c’est un Messie pauvre, c’est un Messie modeste, qui vient vers son peuple monté sur un ânon, un ânon que jamais personne n’a monté. Vous l’avez entendu, on a lu le passage dans saint Marc (on n’est pas dans saint Jean) et il y a quelque chose qui déjà nous est indiqué-là, quelque chose que j’ai déjà mentionné les jours derniers : Jésus, lorsqu’il envoie ses disciples chercher l’ânon, leur décrit assez exactement ce qu’il va se passer. De fait ils vont détacher l’ânon, de fait on va les questionner, ils vont répondre ce que Jésus leur a dit de répondre, et on va les laisser faire. Et quelque chose nous est dit-là : Jésus entre dans cette semaine et c’est sa Semaine. Il ne va pas subir tout ce qui va lui arriver, mais il va le pâtir. Mais en le pâtissant, il reste, celui qui est “maître des horloges’’, comme on dirait aujourd’hui. Il n’est en aucun cas emporté par un flot qui l’emporterait contre son gré, non, cette Heure qu’il va vivre, il a voulu la vivre. Et les événements dont il va apparemment être l’objet, eh bien, il en est le sujet. C’est lui, qui est au cœur des choses. Saint Marc nous le glisse dans des choses qui sont extrêmement simples, dans un récit qui nous donne quelques détails qui pourraient anecdotiques – ils ne le sont pas – ils nous disent déjà quelque chose de la vérité du Seigneur : il a voulu vivre cette Heure.
Ensuite, il y a toujours cette question, et elle surgit à la fin du texte de l’évangile de l’entrée à Jérusalem. Plus tard, on lira la Passion. Il y a cette acclamation « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Béni soit le Règne qui vient, celui de David, notre père. » Nous savons que c’est le grand malentendu de la vie de Jésus : « Messie », il l’est, mais quel type de Messie ? « Fils de David, il l’est, incontestablement, et pourtant il s’est bien gardé de s’asseoir dans le trône de David. Jésus va être un inattendu, Jésus va être un messie complètement sui generis. Il va être lui, Messie-serviteur, Messie-souffrant, Messie de bonté et de vulnérabilité. En aucun cas, quelqu’un qui vient à main forte et à bras étendu, faire la révolution, faire la guerre, bouter l’occupant hors du territoire. Non ! Jésus au moment où il entre dans sa Passion est au seuil d’un moment décisif pour accomplir une œuvre qui, comme je le disais déjà il y a un petit instant, ressaisit les choses très en profondeur. Et la portée de ce qu’il va faire en mourant et en ressuscitant, eh bien, elle ne sera perceptible qu’à ceux qui voudront bien se déciller les yeux du cœur, pour les voir. Il faut beaucoup d’attention (soulignez ce mot d’“attention’’) pour traverser cette sainte Semaine.
Je n’en dis pas davantage pour aujourd’hui. Je souhaite à tous et à chacun une très belle Semaine sainte, quelles que soient les circonstances dans lesquelles cette année encore nous la vivons. Ce ne sont pas les fêtes pascales avec un plein déploiement que nous pouvons faire cet année, mais à tout le moins nous pouvons nous rassembler, nous pouvons nous réunir et profitons-en !
Et dans la prière surtout, gardons-nous d’oublier tous ceux qui ne peuvent pas prendre part aux célébrations ; gardons-nous d’oublier ceux qui sont tenus à l’écart de nos assemblées. Vraiment pensons, non seulement à leur faire signe, non seulement à leur téléphoner, mais aussi, si c’est possible, et partout où c’est possible, pensons à rendre visite à ceux et celles qui n’auraient pas pu se déplacer. Pensons à leur porter par exemple à la fois l’Évangile de Pâques, et pourquoi pas, l’eucharistie si cela est possible pour que chacun puisse vraiment traverser le Mystère, se laisser travailler par lui, et goûter cette puissance d’Évangile dont parle saint Paul dans l’épitre aux Romains, qui se déploie dans nos vies et cela commence par la célébration des Saints Mystères.
Très bonne Semaine sainte à tous et à toutes !