« Le Christ, notre Pâque ! » (1 Cor 5,7)

Homélie du frère Gilles-Hervé Masson – 4ème dimanche de Pâques Année B

Chers frères et sœurs, aujourd’hui, d’abord et avant tout : quatrième dimanche de Pâques. En second lieu, il se trouve que ce quatrième dimanche est aussi le « Dimanche du Bon Pasteur », à cause de ce passage que je viens de lire, pris du chapitre 10e de l’Évangile selon saint Jean. Un thème particulièrement cher au pape François, et vous savez que sur sa croix pectorale, c’est cette figure du Bon Pasteur qui est représentée. Et puis, il se trouve que ce Dimanche du Bon Pasteur, on en a fait aussi un dimanche de prière particulier pour les vocations. Les vocations sans doute en général — encore faut-il prendre garde à bien les distinguer car elles ne relèvent pas toutes du même registre — mais surtout les vocations au ministère ordonné : les diacres, les prêtres. Au vrai, je pense que le plus souvent on pense principalement aux prêtres.

C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, j’ai simplement envie de nous parler du mystère de notre communion, du mystère de l’Église, du mystère de notre être ensemble, et de notre être les uns pour les autres. Et, pour ce faire, je commence par évoquer quelque chose qui est ancien, à savoir un propos que l’on trouve au chapitre quatrième du Livre de la Genèse — c’est dire si l’on remonte très très en amont. Un moment où deux êtres sont apparus : le premier c’est Caïn et le deuxième c’est Abel. Et nous nous souvenons que Caïn va prendre la vie de son frère. Et sans doute que vous vous souvenez de cette phrase qui est dans la bouche de Caïn, justement : « Suis-je le gardien de mon frère ? » C’est la réponse qu’il fait à l’Éternel qui lui a demandé : « Où est ton frère ? ». La réponse de Caïn, elle est teintée de désinvolture presque insolente à l’égard de l’Éternel, elle doit être aussi grevée d’un peu de culpabilité, car enfin, il sait bien ce qu’il a fait.

Cela nous renvoie au fratricide originel. Cela nous renvoie aussi à la fragilité de notre condition. Avez-vous jamais remarqué que celui qui a été assassiné : Abel, il porte un nom qui dit tout de la fragilité de notre condition . « Abel » cela désigne « la buée », cette réalité si évanescente que l’on peut poser sur une vitre en soufflant dessus, et qui disparaît sitôt qu’elle est apparue. On se souvient de la citation de Quoélet : « Vanité des vanités, tout est vanité .» Et littéralement ce qu’il dit c’est : « Buée de buée, tout n’est que buée. » Tout n’est que, au fond, contingence, évanescence.

Je reviens simplement à cette notion que j’évoquais du fratricide originel. Caïn s’est défait de son frère par jalousie. C’est-à-dire qu’il a manqué, il a manqué à cette vocation qui est celle de l’humanité d’entrer en fraternité, de construire une communion fraternelle, de se supporter les uns les autres, c’est-à-dire de ne pas se rejeter, mais plus que ça, de se soutenir les uns les autres.

Si maintenant, par dessus les siècles et en galopant évidemment très vite, je reviens à Jean 10, je remets la lumière sur le Seigneur Jésus. Et le Seigneur Jésus, qui est bel et bien « le Seigneur » Jésus. Dans saint Jean le « Verbe fait chair », il est entré en humanité sous les espèces de la fraternité et du service. On ne cesse de le répéter et c’est ce que nous célébrons pendant tout ce Temps pascal et même à longueur de temps. À un moment donné dans l’Évangile, le Seigneur dit : « N’appelez personne « père » (n’appelez personne « mère »), vous n’avez qu’un seul Père et vous êtes tous frères et sœurs. »

Ce que le Seigneur est venu opérer lorsqu’il est venu nous rejoindre et qu’il a vécu notre vie — il a surtout vécu sa vie à lui et son Mystère à lui, son Mystère pascal de Passion, de mort, et de résurrection — ce qu’il est venu restaurer, c’est justement notre capacité à construire une communion fraternelle. C’est là toute notre vocation, et c’est notre vocation commune. C’est-à-dire que, au service de cette vocation, tous et toutes concourent de la même manière, sur une seule base qui est commune à tous, à savoir : le baptême. Le baptême c’est ce qui nous plonge dans la mort du Seigneur Jésus pour nous en faire ressusciter, resurgir ; le baptême c’est aussi, comme je l’ai dit quelquefois, ce qui nous met en circuit avec l’Amour du Dieu Père, Fils et Saint Esprit. Le baptême c’est ce qui nous offre aussi l’adoption filiale, c’est ce qui nous fait frères et sœurs du Seigneur Jésus.

Alors aujourd’hui, en célébrant ce jour du Bon Pasteur et en priant particulièrement pour les vocations, me semble-t-il, ce que nous pouvons demander c’est, effectivement, de faire vivre intensément une réalité de communion fraternelle. Non pas de s’agiter, non pas de multiplier les mots, mais de passer à l’action, de passer à l’action pour, non seulement cheminer ensemble, mais aussi cheminer avec tous ceux et celles qui sont sous les cieux et sur la terre. Dans cette perspective, il y a une phrase que je voulais vous partager et que j’ai déjà eu l’occasion de mentionner mais que j’aime bien rappeler.

Lorsque l’on pense à la manière dont s’est constituée l’Église, la première chose à laquelle il faut être fermement attaché, c’est cette dimension de fraternité. En son temps j’avais édité l’ouvrage d’un prêtre, le Père Michel Dujarier, qui a passé une bonne partie de sa vie à étudier, à instruire le dossier de « l’Église – Fraternité » («Ekklesia / Adelphotès »). La fraternité étant comme un autre nom propre de l’Église. Alors on peut songer que si l’on engloutit toute une vie à faire des recherches patristiques sur un tel thème, c’est au fond pour honorer un “dada’’ mais, en fait, pas tant que ça ! Parce que la vérité la plus profonde de notre Église, c’est cette horizontalité de fraternité, à l’encontre de ce dont on a le plus souvent la représentation, à savoir, la pyramidalité de l’Église hiérarchique, avec l’Église enseignante au-dessus, l’Église enseignée au-dessous ; le groupe de ceux qui gouvernent au-dessus et le groupe de ceux qui gouvernent en-dessous. Bref, les pasteurs au-dessus et le troupeau en-dessous et derrière. Lors même qu’à la vérité, non !

Lorsque l’on parle de l’Église on parle d’un corps qui est beaucoup plus uni que cela et, surtout, on parle d’un corps qui a une ambition tout à fait considérable, une ambition de fraternité, c’est-à-dire d’égalité mutuelle. Et je voudrais ici, reformuler ou re-proposer la formulation que le Père Congar avait — puisqu’on est dans le dimanche des vocations et singulièrement des vocations du ministère ordonné —, le Père Congar avait une formule que l’on peut aisément mémoriser et que l’on peut méditer tout à loisir. Il disait : « Un seul est prêtre. Tous (et toutes) sont prêtres. Quelques-uns (pas quelques-unes), quelques-uns sont prêtres. »

Un seul est prêtre, c’est le Seigneur Jésus. Tous (toutes) sont prêtres, oui tous sont prêtres : par le baptême nous avons reçu l’onction qui fait de nous « des prêtres, des prophètes et des rois ». À nous de voir ce que cela signifie dans nos existences mais, en tout cas, ce que cela signifie en première instance, c’est que nous sommes responsables de la fraternité à construire. Et quelques-uns, nous dit-on, sont prêtres. Oui : ce sont ceux qui sont ordonnés pour le sacrement de l’Ordre et qui sont au service de la fraternité — pas au-dessus, pas à côté, pas séparés — dans le corps représentant le Christ-tête et qui ne sont là que pour aider à construire cette fraternité — ce qu’ils font principalement, principalement en consacrant leur vie à la Parole qu’ils annoncent et au service du grand nombre, c’est-à-dire de tout le monde.

« Un seul est prêtre », le Seigneur. « Tous et toutes sont prêtres », tous les baptisés. Et « quelques-uns sont prêtres » mais quelques-uns sont prêtres pour uniquement et uniquement, servir. Et même s’ils enseignent, s’ils gouvernent, s’ils sanctifient — pour reprendre les trois principales charges qui sont les leurs — ce ne peut pas être en surplomb. Ça doit être dans un esprit de service, à l’image de ce geste du Jeudi saint qui est si parlant, à savoir « le lavement des pieds ».

Il n’est pas si facile de mener à bien une telle tâche. On sait ce que cela représente d’énergie et de moyens pour prendre soin de …, garantir la sécurité de … et embellir une église de pierres. Mais quand il s’agit de faire vivre une Église de pierres vivantes, qui intègre le facteur humain, avec toute sa fragilité, avec toute sa vulnérabilité, avec toutes ses complexités et inconstances, avec toute sa contingence… C’est un travail absolument sans fin. C’est un travail dont on ne voit jamais le bout et à reprendre constamment. Je dis : un travail qui est sans fin et ce n’est même pas — en rigueur de termes — tout à fait exact, c’est un travail que l’on reprend à neuf quasiment à chaque pas que l’on fait.

Aussi bien, pour construire cette « Église – Fraternité », il nous faut avoir au cœur des dispositions assez particulières et, ne sachant pas très bien comment vous les décrire ces dispositions, je me suis souvenu de la prière de saint Ephrem, le Syrien, un homme du début du IVe siècle. Il disait ceci qui, me semble-t-il, traduit, met des mots sur les dispositions que nous pouvons avoir pour construire ce mystère, cette communion de fraternité. Je cite : « Seigneur et maître de ma vie éloigne de moi l’esprit de paresse, d’abattement, de domination, de vaines paroles ; accorde-moi, à moi ton serviteur, un esprit de chasteté, d’humilité, de patience et d’amour ; oui, Seigneur Roi, donne-moi de voir mes péchés et de ne pas juger mon frère, car tu es béni dans les siècles des siècles. Amen »

Et que le Seigneur nous donne ces dispositions intérieures si bellement décrites par saint Ephrem. Avec peut-être une mention un peu spéciale pour la dernière demande : « Seigneur Roi, donne-moi de voir mes péchés, et de ne pas juger mon frère. » C’est souvent du jugement que procède le fratricide.

Alors enracinons-nous dans la bienveillance et le regard bon, pour avancer ensemble sur les chemins du Royaume, à la lumière de et dans la force de la Pâque du Seigneur.

AMEN

Biographie du frère G.H. Masson