Il y a aussi, en particulier dans les pays d’Europe de l’Est, la tendance au repli identitaire, avec l’idée de défendre le christianisme contre l’islam. On trouve aussi chez nous ce même phénomène. C’est souvent une instrumentalisation du christianisme au profit de la défense d’une « identité ». En fait, si l’on examine les choses de près, il s’agit plutôt de défendre les valeurs d’une société néolibérale. On parle de défense de « valeurs », mais quelles sont ces valeurs ? C’est une réaction de défense contre ce qui les menace, en particulier l’étranger ou le pauvre.
La sécularisation serait-elle aussi une menace ? Je n’en fais pas l’éloge. C’est une situation de fait. Mais il est possible de reconnaître ce qu’elle peut nous apporter, ce qui nous conduit à l’accepter de bon cœur. La sécularisation nous fournit le cadre pour vivre ensemble dans la diversité de nos convictions. Elle met en avant la pluralité des convictions et le respect de l’autre, ce qui n’était pas le cas dans les sociétés anciennes, des sociétés marquées par une seule culture religieuse. Une culture sécularisée n’est pas une culture où la religion a disparu ou, du moins, pas nécessairement, car la sécularisation n’entraîne pas nécessairement la disparition de la religion. Dans une seule culture religieuse, ce que nous avons connu dans nos pays pendant de nombreux siècles (et qui est encore le cas dans la plupart des pays musulmans), il y a une religion dominante qui est le cadre de référence de tous ceux qui participent de cette culture. Ce n’est pas une question de foi : on peut participer de cette culture sans être croyant. La liberté est la grandeur de notre culture sécularisée. Il faut bien percevoir ce que cela signifie, car cela n’a pas toujours été le cas dans l’Histoire. Je pense au roman de Marguerite Yourcenar, L’œuvre au noir [Gallimard, 1968]. L’action se passe au début du XVIe siècle. Le héros n’est pas croyant, mais personne ne peut le savoir car ce serait trop risqué pour lui. À l’époque, l’incroyance était inconcevable. L’Église a mis du temps pour accepter ce changement culturel. On peut se rappeler la paix de Westphalie en 1648, qui a mis fin à la guerre de Trente Ans. Elle a tourné la page des guerres de religion et promu le principe de tolérance pour vivre en paix. L’enjeu est désormais de construire ensemble la société, non pas seulement dans la tolérance mais surtout dans le respect de l’autre.
La sécularisation nous fournit le cadre pour vivre ensemble dans la diversité de nos convictions
Cela dit, le risque de sécularisme existe. C’est celui de la privatisation de la religion. La volonté de faire disparaître toute religion me semble moins répandue que celle qui veut réduire la religion à la seule vie privée, comme si la religion n’avait rien à voir avec la société. Aucune religion ne peut accepter cette vision des choses, et le christianisme moins que d’autres.
La liberté est un apport mais elle n’est ni absolue, ni sans limites. La culture moderne me dit : « Tu es libre », mais elle ne me dit pas ce que je dois faire de ma liberté. Ce n’est pas seulement la question éthique du permis et du défendu. La question se pose du sens de la vie : qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? Quels sont les engagements qui donnent sens et goût à ma vie ? C’est à chacun qu’il revient de décider. Dans nos sociétés néolibérales, ce qui compte pour l’individu, c’est la liberté et l’épanouissement et, pour la société, c’est le progrès. Mais qu’est-ce que le progrès ? L’émancipation et le progrès deviennent le contenu de la liberté. On présente certaines mesures (nous avons eu chez nous l’exemple de l’euthanasie) comme « progressistes », sans se demander vers quoi elles conduisent. On dit qu’elles représentent un « pas en avant », mais vers où ? Paul VI invitait à ce que l’émancipation soit au profit de « tout l’homme » et de « tous les hommes ». Encore une fois, la visée doit être le bien commun.
Ce n’est pas à l’État de répondre à la question du sens que je dois donner à ma vie. Cela relève d’autres instances. Le danger existe que la culture religieuse soit remplacée par une culture « séculariste » qui imposerait une pensée unique répondant à toutes les questions. Le schéma fondamental de la culture religieuse est conservé, avec l’impossibilité de se situer autrement. La sécularisation est le cadre qui nous est offert pour nous permettre de vivre dans le respect de l’autre et dans la liberté.
Les religions apportent une dimension sociale, car un autre danger se présente, la situation où chacun serait renvoyé à sa liberté, sans guide. Ce serait la liberté sans la fraternité, ce qui ne permet pas de construire une société. Le pape François parle de la « globalisation de l’indifférence » comme conséquence de l’individualisme contemporain. Cet apport social vaut pour toutes les religions. Elles peuvent aider les citoyens à répondre à la question inévitable du sens à donner à son existence, que chaque être humain ne peut manquer de se poser. Certes, l’engagement limite ma liberté. Quand je m’engage pour quelqu’un d’autre, je limite ma liberté. C’est d’ailleurs une difficulté aujourd’hui : on répugne à s’engager pour rester libre. Pourtant, ce sont ces engagements, dans la vie personnelle et dans la vie sociale, qui donnent sens à l’existence. Ce sont ces engagements qui permettent de construire une société plus humaine. Et c’est la réponse que j’apporte à la privatisation de la foi. Le chrétien est aussi un citoyen. Ses options sociétales ne sont pas séparées de sa vie de foi. L’Évangile m’aide à devenir un citoyen responsable, car il m’aide à découvrir que ma liberté est une liberté pour la fraternité. C’est bien l’enjeu de l’encyclique Fratelli tutti du pape François (2020). La fraternité donne sens à ma liberté qui, sans cela, resterait une liberté vide.
Comment qualifier la relation entre l’Église et la société ?
J. D. K. : La société nous a ouvert les yeux sur l’Évangile. Ce n’est pas seulement l’Évangile qui m’aide à prendre conscience de ce qui se passe dans le monde. C’est aussi le monde qui m’aide à mieux comprendre l’Évangile. La fraternité est au cœur de l’Évangile. Je suis marqué par l’exemple du prieur du monastère de Tibhirine, le frère Christian de Chergé, assassiné en 1996. Il dit avoir découvert sa vocation de moine à cause de son amitié avec un musulman. C’est fort ! À la fin de mon livre1, j’insiste beaucoup sur l’importance de la rencontre, à condition bien sûr qu’elle soit une rencontre authentique et non pas une rencontre avec un « agenda caché », une manière de prosélytisme. La rencontre doit procéder d’un désir de connaître l’autre, de partager quelque chose avec lui. Dans la rencontre, je reste moi-même. Christian est resté lui-même. Il n’avait pas besoin de devenir musulman pour échanger avec son ami. C’est l’ouverture et l’amitié qui ont permis la rencontre. Si quelqu’un sent qu’il est utilisé au profit d’une cause, quelle qu’elle soit, la rencontre est manquée.
La société nous a ouvert les yeux sur l’Évangile
Le respect d’autrui a un fondement théologique. L’Esprit de Dieu travaille dans le monde, pas seulement dans l’Église. D’ailleurs, quel sens cela aurait, sinon, de « prier pour ceux qui nous gouvernent » ?
Il y a une diversité d’appartenance à l’Église, différents degrés d’appartenance. L’Église doit rester une Église ouverte. Beaucoup de gens demandent quelque chose à l’Église, par exemple le baptême de leur enfant ou leur mariage. Il ne faut pas les accueillir comme dans une administration, mais tâcher de les rencontrer, de leur montrer qu’ils sont bienvenus et surtout de les écouter. Quand on se sent écouté, respecté, ça change tout.
Cela a-t-il toujours été le cas dans le passé ?
J. D. K. : L’Église n’a pas toujours pratiqué la reconnaissance de l’autre. Au moment où le christianisme devient une religion qui définit la culture, ce que j’appelle une « religion culturelle », il se confronte au pouvoir. L’histoire des Juifs est significative. L’Église a toujours été dans l’embarras avec le judaïsme car, à un certain moment, elle ne peut plus supporter la dissidence. Il faut se remettre en mémoire ce qu’ont vécu les Juifs. Bien sûr, il y a eu des exceptions, comme un certain « libéralisme » à Rome, à différentes époques. Est-ce à cause du christianisme comme tel ou à cause du fait qu’à un certain moment, il est devenu une religion culturelle ? Je pencherais personnellement pour la seconde possibilité. Je ne crois pas que, comme on le dit souvent, cela a commencé avec Constantin. Ce premier empereur chrétien n’a jamais pris de mesures contre les cultes païens : ce fut le fait de son successeur Théodose à la fin du IVe siècle. Constantin n’a pas détruit de temples : sous son règne, la culture restait pluraliste. Une religion culturelle ne supporte aucune dissidence.
Il faut se rendre attentif aux « signes des temps ». C’est la culture moderne qui nous a appris à apprécier la liberté religieuse. Il suffit de se rappeler le Syllabus de Pie IX (1864) et le comparer avec la Déclaration du concile Vatican II sur la liberté religieuse, Dignitatis humanæ (1965). La modernité est une épreuve pour l’Église, mais on apprend en traversant les épreuves. Le christianisme n’est pas donné une fois pour toutes. Il est une religion historique, intimement liée à la destinée de l’humanité. C’est l’idée fondamentale que je défends dans mon livre : l’Église ne peut pas se définir sans sa relation au monde. Elle est « peuple de Dieu » mais « sacrement du monde », c’est-à-dire signe visible et efficace du salut du monde. Elle ne se confond pas avec le monde, mais vit en lui. Le danger est d’en faire une société à côté de la société, comme s’il y avait deux mondes. Il n’y en a qu’un seul. Du point de vue de Dieu, ce qui est à sauver n’est pas l’Église, mais le monde. J’aime mettre en valeur le début de la Constitution conciliaire sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes (1965) : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps […] sont aussi les joies et les espoirs […] des disciples du Christ […]. La communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire. » On retrouve cela chez le pape François dont le regard se porte sur le monde. À l’encontre de cela, ce qui menace l’Église dans nos pays est le repli identitaire, une position qui se désintéresserait des grandes questions qui préoccupent nos contemporains. Un bon indicateur de cela, ce sont les prières universelles pendant la messe, des prières instituées par le Concile. On peut se poser la question : expriment-elles le sentiment d’être intimement lié au sort de l’humanité ?
Chez nous, nous évitons toute posture revendicatrice, ce qui fait qu’on m’a reproché de ne pas être suffisamment « combatif ». Mais je suis convaincu que ce que nous vivons aujourd’hui, en particulier les affaires d’abus sexuels, a à voir avec l’idée d’une Église qui se conçoit comme à part, repliée sur son entre-soi. Évangéliser, témoigner de l’Évangile, ne signifie pas christianiser. On ne peut pas revenir à une société chrétienne. À mes yeux, nous ne vivons pas le déclin du christianisme. Nous vivons la disparition d’une figure particulière mais elle n’est pas la seule possible. L’Église vit dans le monde, pas nécessairement dans un monde chrétien.
Quelles sont vos relations avec les autres religions ?
J. D. K. : J’insiste volontiers sur le rapport au judaïsme. Deux raisons en disent l’importance. La première est que l’Église ne peut pas se définir sans sa relation à lui. Jusqu’au concile Vatican II, nous tenions la doctrine de la substitution, selon laquelle, après le Christ, le judaïsme n’avait plus droit de cité. Le Concile a marqué une étape décisive en rappelant que « les dons [de Dieu] et [son] appel sont sans repentance ». Il ne s’agit pas seulement de nos sources juives dans la Bible, mais du judaïsme en tant que tel. Jusqu’à aujourd’hui, il fait partie du plan de Dieu pour sauver le monde. D’une certaine façon, il a la même mission que l’Église. Le peuple de Dieu reste « lumière des nations ». On ne peut pas concevoir le judaïsme comme une autre religion. Une deuxième raison est la Shoah, dernière étape d’une persécution millénaire qui n’a pas pour autant anéanti le peuple juif.
La question de l’islam, c’est autre chose. Le rapport avec le judaïsme est unique ; il ne peut pas être généralisé à d’autres religions. Le musulman est un croyant, et doit être respecté en tant que tel. L’islam est bien présent dans nos pays européens. Il s’agit désormais non seulement de vivre ensemble mais aussi de construire ensemble (c’est une expression que je reprends du grand rabbin de Bruxelles). Nous sommes coresponsables de la construction sociale. Il est vrai que, chez nous, l’islam n’a pas d’autre avenir que de s’intégrer dans la culture sécularisée. Je ne demande pas qu’il s’assimile, ce qui voudrait dire qu’il perde son identité. Le paradoxe est qu’une culture sécularisée a peur de l’islam. Je ne nie pas les problèmes soulevés par l’extrémisme, mais tous les musulmans sont loin d’être extrémistes. Ici, à Malines, le pourcentage de musulmans est élevé, mais nous vivons dans la paix.
À travers l’épreuve, aurons-nous découvert la nécessité d’une plus grande solidarité ?
La rencontre avec les musulmans est rendue plus difficile par le fait que l’islam n’a pas de structure unifiée, en dépit de l’instauration d’un « exécutif » pour gérer les relations avec l’État. Mais, dans l’ensemble, il y a de bons contacts.
On peut ajouter qu’en Belgique, toutes les religions sont sur un pied d’égalité. Nous avons certes conservé la tradition du Te deum chanté à la cathédrale de Bruxelles pour le 21 juillet (la fête nationale) et celle du 15 novembre (la fête du Roi), en présence du roi et des corps constitués. Les autres religions sont aussi présentes et leurs responsables viennent volontiers. Lorsque les religions sont consultées par le gouvernement, c’est toujours ensemble. La situation est différente en France où il existe des relations bilatérales avec l’Église catholique.
Nous voudrions terminer par une question plus personnelle. Vous avez traversé un cancer. Où puisez-vous l’optimisme qui vous anime ?
J. D. K. : Je me considère plus réaliste qu’optimiste. À travers l’épreuve qu’a représentée la maladie, j’ai toujours gardé confiance. À vrai dire, je ne sais pas répondre à votre question. On ne décide pas d’avoir confiance : cela nous est donné. Malgré le choc qu’a été l’annonce de mon cancer, car je n’avais jamais envisagé cette possibilité, ayant toujours été en bonne santé, je n’ai jamais connu l’angoisse. J’ai vécu ce temps comme un détour, aussi sur le plan spirituel. La prière a été un soutien. La maladie m’a appris à vivre avec mes limites et mes fragilités. Redisons encore une fois qu’il n’y a pas de liberté absolue, sans limites. La vie authentique n’est pas un épanouissement sans limites. La confrontation avec ses propres fragilités change beaucoup de choses : on en sort transformé.
J’espère que ce sera aussi le cas pour la société lorsque, la pandémie étant terminée, on reviendra à la « vie normale ». À travers l’épreuve, aurons-nous découvert la nécessité d’une plus grande solidarité ? L’Église a un message de fraternité à transmettre. Mais cela nécessite une réforme en profondeur. Je crois à son avenir, à condition qu’elle sache tourner la page et renoncer à une attitude de surplomb. Le mot « humilité » est peut-être usé, mais je n’en trouve pas d’autre. C’est à cela que l’Évangile nous invite. Nous devons nous tenir « en humble place ». Notre parole est « confessante » : nous n’avons pas honte de dire ce que nous croyons, faire connaître l’amour de Dieu, mais dans le respect de l’autre. Je termine mon livre en énonçant quatre points : l’Église à venir sera plus humble, plus petite, plus confessante et plus ouverte2. Comme le dit le pape François, le danger n’est pas de devenir moins nombreux, mais de devenir insignifiants.
NOTES :
1 J. De Kesel, Foi et religion dans une société moderne, Salvator, 2021.
2 J. De Kesel, op. cit., pp. 135-138.